Anciens Canadiens  

ROBERT DE ROQUEBRUNE 

 

Les Canadiens  

 

 

d'autrefois  

 

 

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        Essais            

 

 

 

FIDES

 

 

 

Extrait de pages pertinente à la famille Larocque.  

Du début à la page 27,  pages 97 à  103  

 

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A GUSTAVE LANCTOT

EN HOMAGE AU PARFAIT HISTORIEN ET POUR LUI EXPRIMER MES SENTIMENTS DE FIDÈLE ATTACHEMENT

R. R.
PRÉFACE

D'excellents historiens ont étudié ce que fut l'administration de la Nouvelle-France par un comte de Frontenac, un intendant Talon. Ce domaine très exploré n'a pas beaucoup de secrets à révéler désormais. Aussi n'est-ce pas là que j'ai voulu  porter mes investigations. Je me suis attaché dans mes recherches à retrouver les traces des Canadiens de l'époque que l'on a appelée chez nous la Domination Française. Les documents que lai consultés m'ont apporté des faits, ce qui est essentiel.  Mais ces pièces d'archives ne m'ont pas fourni que de la matière historique concrète. Elles m'ont surtout appris quelles furent  les réactions des Canadiens, la raison de leur conduite à certaines périodes de leur histoire.

L'école historique actuelle, en France et en Angleterre, est tout d'abord « une science de l'homme ». Le but que lai pour suivi a été de surprendre l'homme du Canada durant certaines phases importantes de son passé. Et ces caractéristiques de son histoire m'ont paru être: les premiers essais de colonisation au XVIe siècle, les fondations de villes au XVIIe siècle, l'origine de la population, l'activité et l'influence de la classe des  trafiquants et des marchands, la direction de la colonie par le  ministère de la Marine, la lutte contre les Indiens et les Anglais,  les voyages et les conquêtes des Canadiens, enfin le courage,  l'éroïsme de Français du Canada en Acadie, à Louisbourg et  aux dernières heures de la bataille de Québec le 13 septembre 1759.

La petite nation canadienne d'autrefois, étonnamment cohérente et organiseé, n'a pas été uniquement ce peuple de bûcherons et de laboureurs dont on nous a trop présenté l'image sentimentale. Elle fut bien autre chose, en effet, car elle avait formé une société complète et créé une civilisation originales.

R. R. (Robert de Roquebrune)

CHAPITRE PREMIER    

Les premiers aventuriers du Canada:

La Roque de Roberval et sa nièce Marguerite de La Roque

  Le Canada fut pendant trois siècles le pays des aventures. Gentilshommes de fortune, cadets de familles, soldats des troupes de Marine, officiers du régiment de Carignan, ce sont là les ancêtres des Canadiens français d'aujourd'hui. Ces hommes ont créé une colonie et donné naissance à un peuple. Mais ils ne songeaient pas du tout à cela. Ils étaient allés chercher en Amérique la vie libre, la chasse, les voyages et la fortune. Ce qu'ils y ont surtout rencontré, c'est la vie aventureuse.

La noblesse, surtout la noblesse de province, fut très appauvrie en France à dater du XVIe siècle; elle devint misérable au XVIIe siècle et au XVIIIe elle était miséreuse. Une cause économique fut la raison de cet état lamentable. Les rentes seigneuriales étaient demeurées sans changement. Alors que les paysans s'enrichissaient, leurs seigneurs tombaient dans la misère. Les hobereaux crevaient de faim dans leurs manoirs pendant que les fermiers entassaient les écus.  

 

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 Les gentilshommes n'eurent bientôt qu'une ressource: labourer eux-mêmes leurs terres. Et beaucoup s'y mettaient car le travail de la terre ne faisait pas déroger.

 Mais d'autres, beaucoup d'autres qui n'avaient aucun goût pour la vie de paysans, vendirent terres et manoirs et prirent  du service, c'est-à-dire se firent soldats. Les régiments de  l'époque des derniers Valois et des premiers Bourbons étaient  pleins de gentilshommes qui portaient le mousquet. Le duc d'Epernon, le maréchal de Guébriant, le marquis de Bréauté commencèrent leurs brillantes carrières comme simples troupiers.

 Et bien des nobles ruinés, bien des cadets furent attirés par le Canada. Le Roi y donnait d'immenses terres à ceux qui voulaient s'établir là-bas. Une famille, pauvre en France, pouvait devenir riche dans la colonie.

 Jean-François de La Roque, le premier de tous ces  aventuriers au Canada, fit ce raisonnement.

Robert Valbringue

 Il s'appelait La Roque et comme il était seigneur, du chef de sa mère, de la terre de Roberval en Picardie, on l'appelait M. de Roberval. il appartenait à une ancienne maison et les La Roque étaient aussi nombreux en Gascogne et en Languedoc que les Goyon en Bretagne, les Vassal en Limousin et Périgord ou les Hennequin en Ile-de-France. Ces grandes et nombreuses familles, ces Maisons, portaient des surnoms, des noms de terres. Le père de Jean-François de La Roque se nommait M. de Chastelrin et parfois M. d'Aspremont. Les La Roque portaient aussi le surnom de Couillaud et Couillaugat. Ce brave surnom figure dans certains documents, notamment dans les pièces du procès du maréchal de Gié. Bernard de La Roque, seigneur de Chastelrin et d'Aspremont, y paraît souvent comme Bernard de La Roque dit Couillaud, La Roque dit Couillaugat.

 Car le père de M. de Roberval, Bernard de La Roque, avait été mêlé au procès que la vindicative Anne de Bretagne in tenta à Pierre de Rohan, maréchal de Gié, en 1504. Gié, accusé devant le Parlement de Paris du crime de lèse-majesté, risquait sa tête. Le maréchal, durant une maladie de Louis XII,

 

 

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déjà s'était cru ministre du nouveau roi François d'Angoulême. La reine Anne se sentit veuve. Voulant se réfugier dans son duché de Bretagne, elle fit embarquer sur la Loire, à Blois, toutes ses richesses. Les bateaux plats se dirigèrent sur Nantes qu'ils n'atteignirent pas car le maréchal les fit saisir. Il  avait assemblé des troupes, se préparait au nouveau règne qu'il croyait imminent. Mais Louis XII revint à la vie. La reine, furieuse contre Gié, exigea son arrestation. Pour être certaine de sa vengeance, Anne de Bretagne assumait tous les frais du procès. Et le maréchal se trouva en très mauvaise posture. Tous ses ennemis se dressèrent contre lui. Le cardinal d'Amboise, Louise de Savoie, le sire d'Albret rendirent de très mauvais témoignages. Les frères Pontbriand, des Bretons qu'il avait protégés, le trahirent et l'accusèrent. Amboise redoutait Gié qui était aimé de Louis XII, Louise de Savoie le détestait parce que, gouverneur du jeune François d'Angoulême, il avait beaucoup d'influence sur lui. De sorte que le maréchal, aimé du roi régnant, aimé du roi futur, constituait un danger pour Aime de Bretagne, pour Louise de Savoie et pour Georges d'Amboise. D'ailleurs, sur l'affaire que lui faisait la reine se greffaient d'autres chefs d'accusations. On prétendait le convaincre  de trahison, d'avoir voulu s'emparer de l'armée, des forteresses.

 Le Procureur général fit entendre un réquisitoire terrifiant où il réclamait la tête et la confiscation des biens du maréchal de Gié.

 il se défendit énergiquement et trouva dans des soldats, ses compagnons d'armes, des témoins en sa faveur. Roland de Ploret, Bernard de La Roque et Jacques d'Epinay dit Segré prouvèrent que les accusations étaient absurdes, fausses et non avenues. Ploret, La Roque et Segré avaient été arrêtés avec le maréchal. En janvier 1504, Gié invoqua le témoignage de La Roque. Le 24 octobre, un arrêt leva <le secret> du maréchal et déclara qrn;ttes de toutes poursuites Ploret, La Roque et Segré. Enfin, les juges, ne retenant pas l'accusation de lèse-majesté, encore moins celle de trahison, s'en tinrent à une vague imputation « d'excès de pouvoir .» Le maréchal fut condamné à perdre pour cinq années sa dignité et à être banni de la cour.  

 

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 Bernard de La Roque, dévoué aux comtes souverains d'Armagnac comme toute sa famille, avait été « porteur de l'estandard de Mgr. d'Armagnac>. Au contrat de mariage de Marguerite d'Armagnac avec Pierre de Rohan, maréchal de Gié, il signe comme témoin. Il se qualifiait dans les documents « gentilhomme de M. de Rohan, baron de Gié ». En 1513, il est connétable (gouverneur) de Carcassonne et maître d'hôtel du roi. En 1515, le prince François d'Angoulême vient de monter sur le trône. Il a connu La Roque par Marguerite d'Armagnac et par Gié et le nomme ambassadeur auprès du sultan. Bernard de La Roque, qui semble avoir été un habile homme, revient avec un firman concédant à la ville de Carcassonne  le commerce avec le Levant.

 Le fils de ce soldat courtisan était fort bien en cour. Élevé dans l'intimité du prince François d'Angoulême, il fut toujours protégé par celui-ci devenu roi de France. Et comme on était à l'époque des surnoms, François 1er l'appelait le petit roi du Vimeu. C'est que La Roque possédait de grandes seigneuries en Picardie et y exerçait une autorité qui semble avoir amusé le roi François. A la cour, on l'avait aussi surnommé l'Élu de Poix. Il était seigneur de Poix, de Robervai, de Noé-St-Remy, d'Acy. S'était-il chargé de percevoir les impôts dans l'élection de Poix? Les percepteurs étaient appelés les Elus. Il semble avoir très tôt dissipé une grande fortune qui lui venait surtout de sa mère, laquelle était une Poitiers et parente de Diane, duchesse de Valentinois. La terre de Roberval, dont il portait le nom, lui venait de sa grand-mère qui était une Popincourt, d'une « illustre famille de Picardie ». Il eut toujours des ennuis d'argent.  Son château de Roberval fut saisi. Il empruntait des sommes à ses parents les La Roque et La Rocque en Languedoc et en Armagnac, les Popincourt en Picardie. Guillaume de La Roque de Blaizins et Jacques de La Rocque ainsi que Jean de Popincourt figurent dans de nombreuses pièces comptables restées au château de Roberval.

 Vivant à la cour, il fut écuyer de la Grande Écurie et deux poèmes de Clément Marot lui sont dédiés (à moins qu'ils ne le soient à un autre La Roque, aussi écuyer de la Grande Ecurie à la même époque). Si les deux petites oeuvres de Marot sont dédiées <à M. de la Roque>, un autre poète de cour, Michel d'Amboise, lui consacre une poésie qui commence par:

 

 

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« Excuse-moi, mon capitaine   et porte en dédicace: « A François de La Roque, seigneur de Roberval. »

 Son père avait été officier du comte d'Armagnac et porteur de son " estandard "; et lui fut officier du maréchal de La Marck et porteur de l'enseigne de sa compagnie. Mais s'il fut soldat, il était surtout courtisan et vécut beaucoup dans  l'entourage de la soeur du roi, Marguerite de Navarre. Elle a  parlé de lui dans son Heptameron. Appartenant au monde de la cour, François de La Roque est présent dans la collection des 310 crayons de la cour de France conservée au musée de Condé, à Chantilly. Les Clouet, Perréal et Corneille de Lyon ont représenté les hommes et les femmes de cette société élégante et lettrée qui entourait le roi. Société où on pratiquait l'ironie  et où on se donnait des surnoms. Robert de La Marck, seigneur de Fleuranges, sous qui François de La Roque a servi dans la guerre d'Italie, était connu de tous à la cour sous le surnom de Jeune Aventureux. Bernard de La Roque était qualifié gaillardement de Couillaud et de Couillongat. Triboulet a son portrait parmi les 310 crayons de la cour de France. Est-ce le bouffon ou le roi qui donna à Roberval le surnom de l'Élu de Poix? Ce surnom est sur son portrait.

 Mais « le petit roi du Vimeu » passait de longs mois en Picardie où étaient ses terres qu'il gérait d'ailleurs fort mal. L'évêque de Meaux, Briçonnet, était familier de l'entourage de la reine de Navarre. La Roque connut chez Briçonnet, Lefebvre d'Etaples, Farel et Pierre Caroli, c'est-à-dire tous les  premiers d'deptes de Calvin. Il a entendu chanter les hymnes  français de son ami Marot. Et il subit Si bien l'influence de ce milieu que, en 1535, il appartient à « la nouvelle opinion »  et figure sur la liste des parpaillots publiée à son de trompe dans les rues de Paris. Il est là en compagnie de Pierre Caroli, docteur en théologie, maître Jean Le Rentif dit le Prêcheur de  Braque, François Quartier, le seigneur de Roignac et sa femme et Clément Marot.

 Il quitta précipitamment la France mais y rentra bientôt car la protection du roi le couvrit.

 C'est alors que le hante l'idée d'une colonie au Canada. A-t-il pensé y faire fortune? La sienne est bien mal en point. Il a des procès, notamment avec Jean de Boutiliac. il sera un

 

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jour forcé de mettre opposition à la vente de son château de Roberval qui lui venait «de feue damoiselle Aloy de Poupin court, en son vivant dame de Roberval, ayeuile du dit JeanFrançois de La Roque». Ou songea-t-i1 à créer au Canada une colonie protestante? Plus tard ce sera la grande pensée de l'amiral de Coligny qui tentera une colonie calviniste en Amérique du Nord.

 Il existe au Musée Britannique un planisphère tracé par Desceliers, cartographe français, où l'on voit le Canada. La date du document est 1550. Les contours du pays sont très nettement indiqués. Le Saint-Laurent, ses rives et ses îles sont bien reconnaissables. L'océan y est appelé mer de France ce qui réjouissait, paraît-il, le coeur patriotique de François Rabelais. Des animaux fabuleux tels que dauphins, licornes, dragons nagent dans le grand fleuve canadien. Les terres ont déjà quelques noms. On voit des arbres, des bêtes et des plantes et, plus grands que les arbres, des sauvages y sont peints.

 Au beau milieu du Canada, se trouve un groupe de soldats français couverts de cuirasses et portant un drapeau à fleurs de lys. Et, en avant des soldats, un homme en armure, le casque empanaché, semble les haranguer en leur montrant d'un geste le pays où ils sont. Cet homme, c'est La Roque de Roberval. On ne saurait en douter car le cartographe a écrit le nom sous le personnage.

 Le roi François 1er, dit un document, favorisait volontiers les La Roque. Il avait déjà payé les dettes les plus criardes de Roberval. Et celui-ci obtint du souverain des Lettres patentes qui le faisaient lieutenant général et vice-roi.

 Le petit roi du Vimeu devenait vice-roi du Canada. Il avait de grands projets, voulait accomplir de grandes actions. Il allait fonder une colonie. Lorsqu'il s'embarqua à Honfleur, des hommes et des femmes s'embarquaient avec lui sur ses trois navires: La Lèche-Fraye, La Valentine et l'Anne. C'étaient les futurs colons, les futurs sujets de son vice-royaume canadien. Parmi les passagères de son vaisseau se trouvait une de ses parentes, mademoiselle Marguerite de La Roque.

 Et Rabelais qui donnait des surnoms à tout le monde et qui a connu Roberval, parle de lui dans Pantagruel en l'appelant Robert Valbringue.

 

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L'île de la Demoiselle et le premier roman exotique

 En 1575 parut à Paris la Cosmographie Universelle d'André Thevet. Au tome II de cet ouvrage, l'auteur parle des voyages de Roberval et il raconte une étrange histoire, un drame d'amour et de vengeance dont Roberval est le héros. Et Thevet dit en tenir le récit de l'héroïne elle-même, mademoiselle de La Roque qu'il a connue en Périgord où elle vit dans ses terres. « Roberval,  mon familier aussi bien que Cartier, écrit Thevet, prit avec  soi bonne compagnie de gentilshommes et artisans de toutes sortes et quelques femmes, entr'autres une demoiselle qui lui était proche parente, nommée Marguerite, laquelle il respectait fort et lui déclarait toutes ses affaires comme étant de sa  famille. Entre les gentilshommes qui l'accompagnaient, il y en  avait un qui y alla plus pour l'amour de mademoiselle Marguerite que pour le service du roi. »

 Mademoiselle Marguerite semble avoir réussi assez longtemps à dissimuler ses amours à son parent. D'ailleurs, raconte Thevet, sa duègne Damienne, native de Normandie, la protégeait. Mais dans un navire on est bien à l'étroit. Roberval s'ennuyait,  la traversée était longue. Il aimait causer avec sa jolie parente. La cabine du vice-roi n'était pas éloignée de  celle de Marguerite. il allait l'y retrouver pour lui faire part de  ses beaux projets coloniaux. Mais mademoiselle n'était pas toujours dans sa cabine.

 Un beau jour ou plus probablement une belle nuit, Marguerite et son amoureux en tendre conversation furent surpris par M. de Roberval qui fit éclater une terrible, vertueuse et calviniste colère.

 Les vaisseaux entraient dans le Saint-Laurent. Le Canada Était  devant Jean-François de La Roque avec ses forêts immenses,  ses lacs profonds, ses Indiens et ses animaux sauvages. L'ambitieux gascon touchait enfin à la réalisation de ses rêves. Il allait devenir riche, puissant. Il était déjà le vice-roi de  Tous les Ours, de tous les castors et de tous les érables du Canada.  Il pourrait construire des châteaux bien plus somptueux que son  petit  manoir picard. La fortune était devant lui.  

 

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 Mais Roberval ne songeait plus à tout cela. Une seule pensée occupait son esprit: la trahison de Marguerite. Et il cherchait sa vengeance.

 C'est le Canada qui la lui fournit. Les navires longeaient les rives d'une île. Elle était ravissante avec ses arbres, ses hautes herbes et ses fleurs, cette île laurentienne. Un coup de mousquet parti de la Lèche-Fraye fit s'envoler des milliers d'oiseaux. Les matelots jetèrent des lignes et en une heure les cuisiniers du bord eurent devant eux des centaines de poissons à préparer pour le dîner.

 Cette île est le paradis des chasseurs et des pêcheurs, dirent les compagnons de Roberval.

 Marguerite aussi regardait l'île. Le jeune homme qu'elle aimait était près d'elle, n'avait d'yeux que pour elle car ni le Canada ni l'île ne l'intéressaient.

 M. de Roberval donna alors l'ordre de préparer une chaloupe.  On crut à bord qu'il voulait aller reconnaître l'île, l'explorer.  Il donna l'ordre de mettre des fusils et des munitions dans la chaloupe. Tous pensèrent qu'il voulait chasser dans l'île. il donna l'ordre d'y porter des vivres et des vêtements. C'est donc qu'il voulait s'établir dans l'île et y commencer une colonie. Mais lorsqu'il ordonna au capitaine Jean-Alphonse de Xaintonge de s'emparer de mademoiselle de La Roque et de sa servante Damienne, de les faire descendre dans la chaloupe, de les conduire dans l'île et de les y abandonner, chacun comprit que M. de Roberval avait trouvé sa vengeance.

 Marguerite paraît avoir eu une âme forte et un coeur ferme. Ces La Roque étaient des gens passionnés et courageux. Elle descendit dans la barque sans honorer son cruel parent d'un regard ou d'une parole. Mais sans doute eut-elle une bien tendre façon de regarder son fiancé, car il se précipita vers  elle. Mais on l'empêchait d'approcher de l'échelle, de la coupée où se tenait M. de Roberval. La barque s'éloignait, emportant Marguerite. Alors, échappant aux soldats, le jeune homme sauta par-dessus bord et se mit à nager vers la chaloupe, qu'il atteignit et où il réussit à se hisser.

 Et Roberval cria au capitaine Jean-Alphonse de garder l'homme et de l'abandonner sur l'île avec Marguerite.

 Quand les navires tendirent leurs voiles et reprirent leur marche, les soldats et les matelots regardèrent longtemps vers  

 

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l'île qui disparaissait doucement dans le lointain. Et ils lui donnèrent le nom d'île de la Demoiselle à cause de la pauvre Marguerite abandonnée sur la grève avec sa servante et le beau jeune homme qu'elle voulait pour époux.

 Grâce à la Cosmographie de Thevet, la suite des aventures de Marguerite de La Roque nous est connue. Et, comme la Cosmographie est illustrée, une amusante image sur bois montre la vaillante femme dans son île canadienne tirant de l'arquebuse sur les bêtes sauvages. Près d'elle un enfant dort dans un berceau de feuilles. Ni le jeune et fidèle garçon qui l'avait  suivie, ni la brave Damienne ne figurent dans la gravure du livre de Thevet. C'est qu'ils étaient morts, ayant succombé aux misères de la vie sauvage.

 L'enfant mourut et Marguerite demeura seule dans l'île où elle serait morte aussi, en dépit de son courage, Si elle  n'avait été sauvée par des pêcheurs qui l'embarquèrent. Et Thevet écrit que la pauvre femme arriva en France après « avoir vécu deux ans et cinq mois  dans l'île canadienne et venue <en Périgord lorsque j'y étais me fit le discours de ses infortunes passées ».

 Les aventures de Marguerite de La Roque ont laissé des traces dans la littérature française du XVIe siècle. Un des  contes de l'Heptaméron, de la reine de Navarre, est le roman de Marguerite au Canada.

 Les poètes et les écrivains rêvaient tous de ce mystérieux pays. Les Français s'étaient épris des récits de voyages. Les aventures américaines remplaçaient peu à peu les romans de chevalerie. Le pape Léon X y prenait un vif plaisir. Le poète Melin de Saint-Gelais en faisait ses lectures de chevet. Les honunes de la Renaissance trouvaient dans les relations de voyages un aliment à leur curiosité scientifique et à leur goût du merveilleux. Ils venaient d'apprendre que la terre est ronde et qu'elle tourne. Cette chose surprenante admise, quoique difficilement, les préparait à tout croire. Melin de Saint-Gelais qui avait lu avec enthousiasme le manuscrit des Voyages Aventureux de Jean Alphonse, le publia. En tête de son édition, il avait placé un sonnet où il chantait les terres nouvelles.  Et il Souhaitait que le Dauphin de France allât en faire la conquête.

 

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Jean Alphonse avait été pilote de Roberval au Canada et il fut un des premiers à parler de cette terre inconnue.

 Il y avait tant de poésie dans ces contrées nouvelles ! Écrivains et poètes en rêvaient. La faune et la flore d'Amérique, les Indiens formaient un ensemble décoratif qui enchantait l'imagination. Jodelle parle des Indiens dans une ode. Ronsard, dans son Discours contre Fortune adressé à Odet de Coligny, évoque les Sauvages. Montaigne en parle aussi dans les Essais et pour dire qu'ils ne sont peut-être pas inférieurs aux Européens  quoiqu'ils ne portent pas de culottes.

 Le Sauvage fait son apparition dans la littérature française peu de temps après la découverte du Canada. Il devait fournir une longue et illustre carrière littéraire. Voltaire avec  l'ingénu et Chateaubriand avec Atala font partie de cette  bibliothèque consacrée aux Sauvages d'Amérique. 

L'oeuvre de Rabelais surtout montre des traces de l'influence des récits canadiens et les voyages de Pantagruel ont été  inspirés par ceux de Cartier et de Roberval. Les « navigations » du Quart Livre doivent beaucoup aux relations de Jacques Cartier, de Roberval et de Jean-Alphonse de Xaintonge, que Rabelais affuble  des surnoms de Jamet Brayer, Robert Vaibringue et Xénomane.  Jacques Cartier est d'ailleurs nommé en toutes lettres dans l'épisode de Ouydire.

 Mais un écrivain du XVIe siècle allait s'éprendre du Canada au point d'y placer l'action de l'un de ses contes. Cet écrivain est la reine de Navarre. En effet, la Septième Journée de  l'Heptameron contient un récit intitulé Extrème amour et austérité de femme en terre étrange qui débute ainsi: «Roberval, faisant un voyage sur la mer, duquel il était chef par le commandement du roi son maître, en l'île de Canada, auquel lieu avait délibéré,  Si l'air du pays avait été commode, de demeurer et y faire villes  et châteaux, en quoi il fut tel commencement que chacun peut savoir... » Et à la suite de ce petit préambule, la bonne reine  a écrit un roman d'amour qui se passe <dans une île de Canada ». Cette aventure, nous la connaissons car c'est celle de Marguerite  de La Roque.  D'ailleurs la reine de Navarre a tenu à bien préciser qu'elle n'avait nullement inventé son roman canadien et qu'elle en  tenait les détails d'un témoin. Témoin qui paraît n'avoir éprouvé  aucune gêne à raconter une histoire où il tient pourtant un rôle

 

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assez cruel. Car, ce témoin c'est Roberval. < Ce n'est chose Si nouvelle, Mesdames, d'ouir de vous des actes vertueux, dit Marguerite de Navarre, et c'est l'occasion qui me fera raconter ce que j'ai ouï dire au capitaine Roberval. > Ainsi, le cynique Jean-François de La Roque contait volontiers la terrible aventure  de sa jeune parente au Canada et ce récit avait tellement  de succès à la cour que la reine de Navarre en fit un de ses meilleurs contes.

 Avec ce roman canadien, Marguerite de Navarre se montre précurseur de Daniel De Foë et de tous les romanciers d'aventures. Et elle créait, sans s'en douter, un genre littéraire: le roman exotique.

 Mais, dans ce draine à la fois réel et romanesque, un point est demeuré obscur. On ignore le nom du héros. Ni Roberval, ni Thevet, ni la reine de Navarre ne l'ont révélé. Un roman d'amour où manque le nom de l'amant! Cette lacune est regrettable.

 Et il faut le chercher parmi les compagnons de Roberval dans son expédition de 1542. Il en avait beaucoup et on a le choix entre Nicolas de Lespinay, le capitaine Guinecourt, Jean de Noirefontaine, Dieulamont, Jacques de Frotté, Francis de Mire ou Jean de La Salle.

 Mais personne ne saura jamais le nom de ce garçon qui était allé au Canada « plus pour l'amour de Marguerite de La Roque que pour le service du roi ».

Êchec colonial de Robert Vaibringue

La tentative coloniale de Jean-François de La Roque au Canada n'est connue que par quelques rares documents. La principale source d'information est un récit publié par Richard Hakluyt à Londres en 1600 et dont le manuscrit est perdu. Hakluyt était chapelain de l'ambassade d'Angleterre à Paris en 1583 et, passionné de géographie et de voyages, il occupait les loisirs que lui laissait sa charge à recueillir des récits d'explorations lointaines. Il a publié et sauvé ainsi bien des documents d'une perte  certaine. Peut-être eut-il entre les mains une relation rédigée par Roberval lui-même ou par l'un de ses lieutenants. Car, comme les Relations de Cartier qui furent probablement

 

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l'oeuvre de Jean Poulet, la Relation de Roberval est peut-être de l'un de ses compagnons d'aventures.

 En 1540, La Roque est tout à fait rentré en grâce auprès du roi. Quels arguments a-t-il invoqués pour persuader le souverain  de lui confier la mission d'aller fonder une colonie au Canada? En tout cas, François 1er nomme son lieutenant général « Jean-François de  La Roque, chevalier, notre amé et féal, pour la bonne et entière  confiance que nous avons par longue expérience de ses sens, loyauté  et autres bonnes et louables vertus... » au pays de Canada où il le  charge « de constituer  des lois de par nous, de construire et édifier  des villes, forts,  temples et églises pour la communication de notre  sainte foi  catholique... Et accroissement de notre sainte Mère Église Catholique, de laquelle nous sommes le Premier Fils. » Le roi a-t-il  déjà oublié que La Roque est de « la nouvelle opinion» puisqu'il le  charge de propager la foi catholique? Ou Jean-François de La Roque  est-il revenu à l'orthodoxie par prudence ? Ces premiers calvinistes, surtout à la cour, changeaient souvent « d'opinion ». Briçonnet redevint  catholique et persécuta même les protestants. Et on n'a jamais pu savoir Si la reine de Navarre était hérétique. Comme Briçonnet, qui s'appelait aussi le vicomte de Montbrun, Marguerite de Navarre qui se nommait aussi la duchesse d'Alençon, a été bien changeante. Mais  Roberval prouvera par sa mort en 1560 qu'il était définitivement protestant.

 C'est de fonder une colonie que le roi le chargeait. Les termes de sa Commission sont formels. Il devra construire des villes, des forts et des églises. Et, pour commencer sa colonie, le roi lui donne l'autorisation de tirer des criminels des prisons du  royaume. C'est ainsi que s'embarquent sur ses navires François Gay,  détenu à Toulouse et sa fiancée Mondyne Boispie « âgée de 18 ans, non accusée d'aucun cas », Jean de Lavau « accusé d'avoir robé un anneau d'or », Bernard de Mirepoix « accusé de meurtre », Mariette de La Tappye « accusée d'avoir tué son gendre », Pierre de Pars de Castelneau « accusé  d'homicide », Pierre Tissène « accusé de battement, malade », etc.  Voilà du bien beau monde pour le Canada: des voleurs, des assassins,  des malades! Heureusement, Si on peut dire, la colonie de Roberval n'a pas réussi et il a ramené toute cette racaille dans les prisons de France où il l'avait prise. Plus tard, au XVIIe siècle, le Canada sera colonisé par d'honnêtes gens: des officiers

 

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et leurs soldats, des cadets de petite noblesse, des paysans et  des jeunes filles pauvres dotées par le roi.

 François de La Roque avait un subside du roi: 45.000 livres. Il avait  frété trois navires et Jacques Cartier en avait cinq sous son  commandement.

 Les archives d'Espagne, à Simancas (Simancas, Estado Castilla),  conservent des lettres très curieuses relatives à la colonie canadienne projetée par Roberval. Le voyage de Jean-François de La Roque et de Jacques Cartier inquiétait terriblement l'empereur Charles-Quint. Et l'un des documents des archives de Simancas à ce  sujet est du 10 septembre 1541 et il est signé de Charles-Quint, roi  d'Espagne, car il porte la fameuse et hautaine formule:  « Yo el rey »  (Moi, le roi). Les Espagnols suivaient de très près l'armement des navires de Roberval. Une lettre de Samano à Christobal de Haro, d'octobre  1541 (conservée aux Archivo de Indias, à Séville), donne des détails  très précis sur la mission de Roberval au Canada. D'ailleurs, un espion  espagnol avait été envoyé dans les ports de France d'où partiraient Roberval et Cartier.

 Cet espion, qui s'appelait Pedro de Santiago, communiquait à Dom Christobal de Haro les renseignements qu'il avait pu apprendre et Haro les transmettait à Charles-Quint. Une dépêche  du 28 septembre 1541, de Haro à Charles-Quint, se lit comme suit:  Pedro de Santiago que fué à Francia à se informar de b que vuestra Magestad mando, es venido y la relaçion que da de todo que a podido saber corriendo todo la costa al largo desde Burdeos hasta la Rochela y costa hasta Enante y toda la costa de Bretana y Normandia... y lo que a podido saber en todos estos puertos... (Pedro de Santiago qui est venu en France afin de découvrir les informations que Votre Majesté désire, est revenu et a fait rapport au sujet de ce qu'il a pu apprendre. Il a voyagé le long des côtes de Bordeaux à La Rochelle et Nantes et le long de toute la côte de Bretagne et Normandie... et ceci est l'information qu'il s'est procurée dans tous les ports... »

 Parmi les renseignements de l'espion, le roi d'Espagne trouva celui-ci qui dut lui déplaire: < Les navires armés par ordre du roi de France seront commandés par Jacques Cartier et un autre gentilhomme important (Jacques Quartier y otro Cavellero persona principal) et l'on dit qu'ils sont à destination du Canada

 

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(y estas se dezian se aparejavan para yr asy mismo a Canada) ». Charles-Quint qui considérait que les deux Amériques appartenaient  aux Espagnols, dut froncer terriblement ses noirs sourcils à la lecture de ce passage de la lettre de Dom Christobal de Haro. Et bien plus  encore en lisant le paragraphe suivant:   « pour les autres navires qui doivent naviguer en compagnie de ceux de Jacques Cartier, ils auront  un gentilhomme nommé Roberval pour capitaine. Il paraît que c'est Cartier qui a découvert cette terre et l'a nommée Canada. C'est  pourquoi le roi de France l'a commissionné pour accompagner cette  flotte à cause de son expérience. Roberval a obtenu du Roi d'être nommé Commandant en chef de la flotte et de la terre de Canada  ( Roberval procuro con el Rey como le diese cargo de capitan  general de la armada y tierra de Canada) et on dit que le Roi a donné à Roberval le titre de Roi du Canada et que sa femme a été nommée Reine de Nulle Part où elle est. (y se dezia el Rey le avia dado titulo de Rey de Canada y su muger Ilamavan en qualquier tierra Reyna  de Nadaz). »

 Les Archivo de Indias, à Séville, et les Archives d'Etat à Simancas conservent d'autres lettres relatives à Roberval. Une, entre autres, de Charles-Quint à l'espion Pedro de Santiago, dans laquelle < Yio el Rey » le félicite de son bon travail et  des informations qu'il a envoyées. Informations dont quelques-unes sont tout de même un peu bizarres, notamment en ce qui concerne  le titre de  « Roi du Canada » donné par François 1er à Roberval. On peut supposer que l'espion espagnol a voulu dire « Vice-Roi » et qu'il s'agit ici d'un lapsus. Quant à la femme de Roberval surnommée la « Reine de Nulle Part », on se perd en conjectures sur la signification de cette plaisanterie. Jean-François de La Roque n'a jamais été marié. Mais la présence de sa parente Marguerite dans l'expédition avait dû donner lieu à de malicieux propos à la cour, propos recueillis par l'espion de Charles-Quint. La « Reine  de Nulle Part » ! Cela sent le badinage de courtisans peut-être envieux  du succès possible de l'entreprenant Gascon. On avait la dent dure à la cour des Valois. Et les princes du sang n'étaient pas plus épargnés  que les autres membres de ce monde fermé. L'esprit ironique  s'exerçait aux dépens des plus hauts seigneurs. Le duc d'Anjou  n'était-il pas appelé « Eurylas » et la princesse de Clèves surnommée « Olympe » ? Quant au prince de Condé:, il était « le petit homme».

 

LES PREMIERS AVENTURIERS       25

Le vénérable cardinal de Bourbon fut affublé du sobriquet de « Roi de la Ligue ». Plus gracieux était le surnom de la reine Margot: « Fleur-de-Lys ». Cette mode persista longtemps à la cour, et encore sous Louis XIII, le prince d'Harcourt était appelé Cadet-la-Perle (parce qu'il était cadet de la maison de Lorraine et qu'il avait la curieuse habitude de porter une perle à l'oreille gauche).

 D'après le rapport de l'espion espagnol, « en ce qui touche la navigation et le découvrir à terre, Roberval et tous les  autres obéiront à Cartier. Et quand la terre sera conquise, Roberval demeurera général pour le roi et ordonnera pour les édifices, fortifications et autres choses. »

 Jacques Cartier partit d'abord, fit un séjour au Canada où il était déjà allé deux fois et, en revenant, rencontra les  navires de Roberval à Terreneuve. Et alors que le lieutenant général du roi continuait son voyage vers le Saint-Laurent, le capitaine  Cartier rentra en France. On comprend mal la raison de ce manque de synchronisme dans les deux expéditions. En somme, Cartier ne fut d'aucune utilité à Roberval.

 Il établit sa colonie au bord du Saint-Laurent. Et André Thevet dit que Roberval construisit « une très forte maison autour de laquelle il y avait deux touraces assez fortes assises sur une montagnette » et qu'il en fit commencer une autre au bord d'une rivière nommée « en langue des barbares le pays Sinagua ». Le pays Sinagua, c'est le Saguenay. Dans ces forts, la petite colonie passa un hiver terrible, décimée par la famine et la maladie. Le chef avait bien construit des caves, des  greniers et deux moulins, mais tout cela était à peu près vide de vivres. Le pays que Roberval avait nommé France-Roi et sa colonie qu'il appelait France-Prime ne fournissaient pas autre chose que ce que les chasseurs et les pêcheurs pouvaient attraper. Il  semble que François de La Roque ait eu à réprimer des révoltes parmi son monde, à faire face à une situation tragique. Et un passage de Thevet le montre dur et même cruel et d'une sévérité tout à fait calviniste: « Le capitaine Roberval était fort cruel à l'endroit  des siens, les contraignant à travailler, autrement étaient privés du boire et du manger. Il voulait que chacun vécût en paix suivant Les ordonnances par lui faites. Si quelqu'un défaillait, il le faisait  punir. Un jour,. il en :fit pendre six, entre autres un

 

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nommé Michel Collon, Jehan de Nantes et autres et quelques-uns qu'il fit exiler en une île, les fers aux pieds pour avoir  été trouvés en larcins qui n'excédaient pas cinq sous. D'autres  furent fustigés pour le même fait, tant hommes que femmes. » Et le brave Thevet ajoute:  « Encore que les Sauvages fussent barbares, plusieurs pleuraient et lamentaient l'infortune des nôtres. »

 Sur ce séjour des Français au Canada et la colonie éphémère de Roberval, on possède un document fort curieux car il est la plus ancienne pièce officielle rédigée et signée dans le pays.  Le 9 septembre 1542, Roberval faisait grâce à Paul d'Auxillon de Sauveterre, par Lettres de Rémission. Ce parchemin, demeuré au Cabinet des titres de la Bibliothèque nationale, à Paris, parmi les papiers de la famille d'Auxillon, est revêtu de la signature autographe de Roberval qui a signé: « J.F. de La Roque ». Le lieutenant général exerce le droit de grâce au nom du roi de France. A côté de sa signature, on lit: « Par mon dit seigneur  En son Conseil, Vus les sieurs de Guignecourt, Noirefontaine,  Royzé, capitaine Macé Jalobert, Jehan Alphonse et Michel Rousseil et autres présents. »

 L'échec de la tentative coloniale de Roberval fut total. En septembre 1543, tout le monde s'embarquait pour la France. Certains historiens ont dit que Jacques Cartier dirigeait l'expédition  de secours qui ramenait les Français et leur chef, mais ce quatrième voyage de Cartier au Canada semble un peu problématique. Charlevoix a raconté que Roberval fit un second voyage en Amérique avec son frère Pierre de La Roque et qu'ils périrent en 1549 dans un naufrage. Mais Roberval ne périt certainement pas en 1549 puisqu'en 1554 il soutient un procès contre Jean de Boutillac.  Et son frère, qui ne se nommait pas Pierre mais Jean de La Roque. ne courait pas les mers car il était moine en Normandie et prieur de son ordre.

 Ruiné par sa colonie canadienne, La Roque de Roberval essaya de refaire sa fortune, vainement d'ailleurs. En 1555, ses biens étaient hypothéqués, son château menacé de saisie. Il s'était fait donner des Lettres patentes par Henri Il, en 1552, pour l'exploitation des mines de France. Il fut même un peu corsaire pendant quelques années, commandant un navire et s'attaquant aux vaisseaux anglais.

 Et au milieu de ses aventures, celui que François 1er avait appelé le petit roi du Vimeu et qui avait été vice-roi du Canada,

 

LES PREMIERS AVENTURIERS      27

n'oubliait pas sa foi protestante. Il risquait même sa vie pour  elle puisqu'il osait assister à des prêches interdits.

 Jean-François de La Roque allait être une des premières victimes de la guerre de religion. Au Sortir d'une réunion protestante,  à Paris, une nuit de l'année 1560, il fut attaqué avec ses coreligionnaires et tué par des catholiques au coin du cimetière  des Innocents. Ainsi périt l'homme qui, au XVIe siècle, avait rêvé  de créer une colonie française en Amérique, l'a commencée et a  dû l'abandonner. Mais d'autres Français devaient réussir un jour  l'oeuvre de civilisation dont il avait fait la vaine tentative.

Sources Manuscrites. Second voyage de Jacques Cartier, 1535,

 

Bibliothèque nationale, Paris, F.F., MS. 5589. Foi et hommage de Marguerite de La Roque, 1536, Archives  nationales,  Paris, Languedoc, Anciens hommages et aveux, P. 556. Lettres  de rémission signées J. F. de La Rocque, 1542, B.n.N.A.F.23633.  Quittance de Bernard de La Roque, 1489, Ibid, Pièces originales,  2523. État de la Maison du Roy, 1515-1540, Ibid F.F.7856. Déposition de Bernard de La Roque dit Couillaud, connétable de  Carcassonne, Arch. n. E. 191. 

Sources Imprimées. Edmond Buron, Ymago Mundi de Pierre  d'Ailly, texte latin et trad. fr. des Quatre Traités et des notes  marginales de Christophe Colomb.   H.P. Biggar, Voyages de  J. Cartier. Baron de La Chapelle, Jean Le Veneur et le  Canada. G. Lanctot, Jacques Cartier, l'homme et le navigateur. H.P. Biggar, A collection of documents relating to Cartier and Roberval. Eusebii Caesariensis episcopi Chronicon, pub. Henri Estienne, 1512. Ramusio, Navigationi et Viaggi, 1556. R. de MauldeLa Clavière, Documents de l'histoire de France. André Thevet, Cosmographie universelle, 1575. Abbé Morel,  J.F. de La Roque, seigneur de Roberval. L'Heptameron des nouvelles de la Reine de Navarre. La Roque de Roquebrune, Roberval, sa généalogie, son père, le portrait  de Chantilly. L. Lacourcière, Rabelais au Canada.

Portrait. Le portrait de Jean-François de La Roque, seigneur de Roberval, est conservé au Musée Condé, au château de Chantilly, dans la collection des 310 crayons de la cour de France, par les Clouet, Perréal et Corneille de Lyon, Le portrait de  La Roque semble être de la main de l'un des Clouet. C'est un crayon  noir et sanguine. Les 310 crayons de Chantilly ont été reproduits  par E. Moreau-Nélaton. Le portrait à la cour des Valois, Paris,  1905. Le portrait de La Roque se trouve au vol. 4 Planche CXCV, et de nouveau, par Moreau-Nélaton, in Les Clouet et leurs émules, Paris, 2 fig. 170. 

 

CHAPITRE II

Naissance de trois villes canadiennes

Le Pére de la Nouvelle-France

 Il faut bien l'appeler ainsi puisque c'est le titre que pour la postérité lui ont donné les vieux historiens, l'éloquence  patriotique, une tradition séculaire, toute une littérature  enthousiaste. Le romantisme a enjolivé l'école historique canadienne au XIXe siècle. Les personnages du passé ont été traités comme des prédestinés, des saints. On n'a redouté aucun ridicule,  craint aucune exagération. Un historien, Marmette, a doté les frères Le Moyne d'une appellation biblique: les Macchabées de la Nouvelle-France. Et cela parce que les Le Moyne étaient sept. On en a fait bien d'autres. Le Père Félix Martin, apologiste de Montcalm et qui réprouvait les critiques de Garneau, a poussé le zèle jusqu'à inventer une lettre sublime, écrite par le héros  mourant « de sa main tremblante et digne de son grand coeur ».

 Champlain n'a pas plus échappé que les frères Le Moyne et que Montcalm au lyrisme patriotique. Mais pour le Père de la Nouvelle~France, on a fait mieux que lui prêter des paroles  définitives ou que lui faire écrire des lettres héroïques. On a  « trouvé » son portrait.

 L'iconographie des grands hommes de l'histoire du Canada est très pauvre pour les XVIe et XVIIe siècles. Il n'existe aucun (le chapitre II se poursuit)

 

( la suite du chapitre Militaires et Traitants
98        LES CANADIENS D'AUTREFOIS

sachant à peine écrire, dira l'intendant Raudot qui ajoutait: il connaît que la guerre, c'est tout au plus ce qu'il sait.

 En débarquant dans la colonie, les gentilshommes perdaient toutes prétentions nobiliaires car la noblesse n'y possédait  aucun privilège. Le roi qui avait anobli certains Canadiens, n'avait pour cela créé une noblesse canadienne. Les Le Gardeur, les Hertel, les Ailleboust firent enregistrer leurs preuves par le Conseil Souverain à Québec mais rien ne les y obligeait et beaucoup  d'autres, de la plus authentique noblesse: les Rigaud, Saint-Ours, Estimauville, etc., ne « prouvèrent » jamais.

 Beaucoup de familles, comme les La Porte de Saint-Georges (très ancienne noblesse du Berry), les Bony de La Vergne (ancienne noblesse du Limousin), s'établirent sur des terres, devinrent des  habitants ». Un historien, Benjamin Suite, a pu écrire que « la meilleure noblesse canadienne se trouve parmi cette classe ». Ainsi, sans qu'il y eut une caste privilégiée, la colonie comptait un grand nombre de familles nobles. Le jésuite Le Jeune disait dès 1636: « Nous avons de très honnêtes gentilshommes ». Le marquis de Denonville se plaignait des nobles qui ne travaillaient pas et nuisaient au développement du pays. Enfin le Père de Charlevoix a écrit, à la fin du XVIIIe siècle: « Le Canada a plus de noblesse ancienne qu'aucune autre de nos colonies ».

 Seigneurs et habitants faisaient venir de France des hommes et des femmes qu'ils engageaient pour trois ans. On les appelait  les « trente-six-mois ». Cette émigration vint surtout du Poitou,  d'Aunis et de Saintonge. Des laboureurs, des artisans mais aussi  des enfants, petits garçons et petites filles, s'embarquaient sur les  navires en partance. Beaucoup de Canadiens descendent de ces  engagés, par exemple l'archevêque cardinal Villeneuve dont  l'ancêtre Mathurin Villeneuve, de Sainte-Marie de l'île de Ré,  passait contrat pour la colonie en 1665. Les minutes des notaires de La Rochelle conservent tous ces actes d'engagés pour le Canada.

 De tout cela résulta une population curieusement variée, représentant toutes les classes de la société française et une douzaine de provinces du royaume.

 

MILITAIRES ET TRAITANTS     99

Le Régiment de Carignan et les Filles du Roi

 Les officiers et soldats de Carignan qui se fixèrent dans la colonie, ont constitué un ferment humain d'une grande valeur chez un petit peuple qui eut à se battre sans cesse et sans  répit. Le maréchal de Noailles disait dans ses Mémoires: « La colonie du Canada a été formée par des soldats et de son extraction militaire vient le courage dc ses habitants ».

 On a oublié en France, de nos jours, ce que c'était que l'armée au temps de la monarchie. L'immortel drapeau tricolore a obscurci la gloire du drapeau blanc fleurdelisé. C'est  pourtant celui de Jeanne d'Arc, d'Henri IV et de Condé. L'armée française était alors composée de volontaires. La noblesse était obligée au service. L'honneur l'y forçait. C'était l'impôt du  sang. Mais les roturiers en étaient exempts. Le recrutement se faisait par des racoleurs. On ne demandait au soldat que d'avoir la taille réglementaire, au moins cinq pieds trois pouces (certains régiments, comme Royal-Vaisseau, exigeaient la haute taille). Aucun registre n'était tenu des états civils. A l'armée, les hommes devenaient La Franchise, La Bonté, La Victoire, La France, Breton, Parisien, Champagne, La Violette, Jasmin, La Fleur, Potdevin, Bellehumeur et ces surnoms étaient inscrits sur les rôles des capitaines avec les signalements, à cause des désertions. Tu t'appelleras Belle-Rose, dit un officier à un enragé dans Le soldat parvenu, de Mauvillon. Tous les soldats les Rocroi, de Denain, de Fontenoy se sont appelés Bellehumeur, La Rose ou Champagne.

 Les soldats du régiment de Carignan portaient ces surnoms. Formé par le prince de Savoie-Carignan, ce régiment, commandé  par le marquis de Sallières, était cantonné dans le duché de Nevers lorsqu'il reçut des compagnies des régiments de Gassion, de  La Roque et fut envoyé en Hongrie combattre les Turcs. Sous le commandement du maréchal de La Feuillade et du brave comte de Coligny, les troupes françaises sauvèrent alors l'Europe. A la bataille du Raab et de Saint-Gothard, le grand izir Ahtnet Koproli  fut battu. La Tulippe, Brind'amour, La Ramée, Jolicoeur,  Vadeboncoeur et Sans-Quartier se conduisirent en héros. On retrouve leurs descendants au Canada où des familles portent toujours ces glorieux noms de guerre.

 

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 En 1665, Louis XIV, sous l'inspiration de Colbert, décida l'envoi de troupes dans les colonies françaises d'Amérique et c'est Carignan qu'il expédia au Canada. Les hommes qui venaient de battre les Turcs allaient battre les Iroquois. Le marquis de Tracy, arrivant des Antilles et de Cayenne où il avait maté les Frères de la Côte et chassé les Hollandais, mena la guerre contre les Iroquois  avec vigueur, les força à se soumettre et à garder la paix pendant  quelques années, ce qui permit à la colonie de se développer et de  prospérer. Ce Tracy était un rude soudard, jadis mêlé à la Fronde  dans le parti des princes, par amour pour la duchesse de Longueville, puis rallié à Mazarin. Conrart le traite de « franc Picard », ce qui est  obscur. Mais le franc Picard était plein d'expérience militaire. Son passage au Canada sauva la colonie.

 La présence à Québec de Tracy et du régiment de Carignan modifia l'existence des habitants. Le lieutenant-général  déployait un faste jusque-là inconnu dans la ville. Il possédait une  Maison militaire et civile, ne sortait dans les rues qu'accompagné de pages et de gardes portant les couleurs du Roi. Le chevalier de Chaumont-Quittry commandait les gardes, Angers de Plainval présidait aux réceptions. La haute société canadienne se  pressait aux fêtes du vice-roi. Au contrat de mariage d'Angers qui épousait une Canadienne d'illustre famille, on vit arriver toute la noblesse chez le marquis de Tracy où se signait  l'acte notarial »: les Le Gardeur de Repentigny, Couillard de l'Espinay, Bissot de Vincennes, Guyon du Buisson, Morin de Saint-Luc etc. C'est vers cette époque que se donna le premier bal de la colonie, chez les Chartier de Lotbinière. Le Journal des jésuites le signale avec réprobation.

 Les Canadiennes avaient le goût des parures, de la vie mondaine. Tracy écrivit au Roi que les toilettes pour les femmes avaient une grosse vente au Canada et le voyageur suédois Peter Kalm dira plus tard que, les vaisseaux ne venant dans la colonie que tous les douze mois, on considère comme mode pendant toute l'année ce que les passagers ont apporté. Le clergé tonnait contre ces frivolités et l'évêque Saint-Vallier faisait des mandements contre les fontanges et les robes décolletées. Mais jamais les sermons n'ont empêché les Canadiennes de suivre la mode et d'aller au bal.

 

MILITAIRES ET TRAITANTS       101

 Les hommes du régiment de Carignan étaient tous des jeunes gens non mariés. Le roi leur proposa de se fixer au Canada. La moitié de l'effectif accepta. Officiers et soldats s'établirent sur les bords du Saint-Laurent où des villages  portent encore les noms des compagnies. « Le bonhomme  Contrecoeur est un peu ivrogne, disait Tracy, mais il s'est marié à une Canadienne et peut faire une habitation. » Le bonhomme Contrecoeur était un dauphinois qui avait épousé une Denis de la Trinité, d'une famille canadienne récemment anoblie. Des officiers, des soldats de la compagnie de Contrecoeur reçurent des « habitations » dans le voisinage de leur capitaine. Jarret de Verchères, Emery de Coderre, Jarret de Beauregard, La Roque de Roquebrune, Favreau Deslauriers, Bony de La Vergne s'établirent proches les uns des autres. Il y eu là, sur les deux rives du fleuve, une petite société formée d'anciens compagnons d'armes. Quelques-uns avaient trouvé femme à Montréal. Les ménages recevaient cinq arpents, cinq bêtes à cornes et cinq fusils.

 Ces soldats de Carignan semblent avoir accepté de rester dans la colonie avec joie. Peut-être Verchères songeait-il  parfois à ses montagnes dauphinoises et La Vergne à ses collines  du Limousin. Roquebrune n'évoquait-il pas l'Armagnac et les quatre tours du château dont il portait le nom et Gaultier de Varennes la douceur angevine? Mais Dauphinois, Gascons et Angevins étaient définitivement des Canadiens. C'est donc que quelque chose leur plaisait dans la vie canadienne. L'immense liberté qu'ils avaient trouvée dans la colonie fut sans doute l'un des grands charmes du pays nouveau. Être libre, quelle enivrante réalité pour un sujet de Louis XIV !

 Tous les hommes de Carignan n'avaient pas trouvé à se marier car il n'y avait pas assez de femmes dans la colonie pour tant de garçons. Les Canadiens n'épousaient pas les « Sauvagesses ». Il a été prouvé par l'état civil que les mariages avec des Indiennes furent très rares. « La belle sauvage » est une invention romanesque. Elles étaient laides et sales. C'est pour quoi, prévenus par les gouverneurs et intendants, le roi et Colbert envoyèrent des jeunes filles françaises pour épouser les colons. On les appelait les Filles du Roi parce qu'elles  recevaient une dot du souverain en se mariant.

 

102     LES CANADIENS D'AUTREFOIS

 Choisies avec grand soin, elles étaient de bonnes familles, souvent de familles nobles. En 1671, il y a quinze filles nobles parmi celles qui débarquent. Certaines avaient de la fortune et Talon fut obligé de faire nommer un avocat et un procureur en France pour s'occuper des biens qu'elles y avaient. L'intendant recommande qu'on n'envoie au Canada que des femmes saines. « Que pas une ne soit contrefaite, » dit-il. Et il insiste pour qu'elles soient robustes et capables d'avoir beaucoup d'enfants.  Ces navires de jeunes filles qui arrivaient à Québec portaient l'avenir d'une nation. Quand les frégates du Roi étaient  signalées, le gouverneur faisait savoir par toute la colonie que des femmes allaient débarquer. Les curés l'annonçaient au prône, les seigneurs le faisaient crier dans les concessions. Alors, ces hommes sans femmes accouraient à Québec où ils attendaient les navires avec impatience. Officiers, marchands, colons allaient recevoir du Roi la compagne attendue. Là-bas, sur le fleuve, vers l'île-aux-Coudres, leurs futures épouses venaient vers eux, poussées par le vent. Jamais tant de poétique incertitude n'a été mêlée à la formation d'un peuple. Quand les grands navires s arrêtaient en rade et jetaient l'ancre, une nuée de barques et de pirogues se rangeait à leur coupée. Les jeunes gens montaient à bord, aidaient les jeunes personnes à débarquer, portaient leurs bagages.  Ainsi les premiers contacts s'établissaient. Le gouverneur donnait des bals au château, on dansait, on soupait. Il y avait des baisers échangés, des aveux. On allait vite. Au bout de  quinze jours, écrivait l'intendant Talon à Colbert, « au bout de  quinze jours, Monseigneur, toutes les jeunes filles se sont mariées ».

 Elles arrivaient dans la colonie sans savoir qui elles épouseraient. Quelle aventure singulière ! Mais n'était-il pas passionnant de se marier avec un jeune inconnu? La plupart de ces unions semblent  bien avoir été heureuses. Toutes furent fécondes. Les enfants naissaient au Canada avec une profusion admirable. Le bon Père de Charlevoix a prétendu que c'était à cause « de l'air du pays ».  L'ursuline Marie de l'Incarnation écrit: « Cela est étonnant le grand nombre d'enfants très beaux qui naissent chaque année.  Certaines  de ces jeunes femmes devinrent les ancêtres de familles illustres  dans l'histoire du Canada. Mademoiselle Mullois de La Borde épousa  Eschaillon de Saint-Ours. D'elle sont venus ces Saint-Ours, tous  soldats,  qui se sont tant battus pour la colonie et dont l'un fut tué avec 

 

MILITAIRES ET TRAITANTS      103

Montcalm en 1759. Ces filles avaient autant de courage et d'énergie que les hommes qu'elles épousaient. Mademoiselle de Roybon d'Ollonne, fiancée à Cavelier de LaSalle, fit la traite  des fourrures sur la concession du haut Saint-Laurent qu'elle tenait de lui; attaquée dans son fort par les Indiens, elle fut  prisonnière avec trois soldats, crut mourir au poteau de tortures mais fut délivrée par des Anglais et envoyée à New York. Le colonel  Dongan la renvoya à Montréal. Elle ne se maria jamais, porta toute  sa vie le deuil de Cavelier de LaSalle assassiné par ses compagnons au cours de son expédition du Mississipi.

 Souvent, du même navire, avec les femmes débarquaient des garçons et des chevaux. Les lettres de l'intendant  apprennent qu'en 1669 sont arrivées dix jeunes gentilshommes,  des étalons, des « cavales » et cent cinquante filles dont des demoiselles  nobles. Le Roi peuplait militairement la colonie.

 De ces Français et de ces Françaises est sorti le peuple dont l'intendant Hocquart disait: « les Canadiens sont grands, bien faits, vigoureux », et Charlevoix: « Tout ici est de belle taille et de la plus grande beauté dans les deux sexes ». La plantehomme naît en certains pays plus forte qu'ailleurs, a prétendu Stendhal. La variété française de la plante-homme a certainement  pris au Canada une vigueur et une énergie magnifiques. Il semble qu'il ait suffi que ces filles et ces garçons de  France eussent traversé l'océan pour acquérir les qualités qu'il  fallait dans un pays où le courage et la force étaient nécessaires.

 Ils y avaient trouvé les aventures, la lutte et même le bonheur. Cent ans avant la révolution française, les Canadiens étaient des hommes libres et égaux et c'est le plus absolu des  rois de France qui leur avait fait ces dons merveilleux. De sorte que c'est Louis XIV qui a fondé la démocratie canadienne.    

Hommes d'affaires Canadiens

 Les grands rôles historiques ont peut-être trop caché les Personnages plus modestes qui ont eu aussi leur utilité dans la formation de la société canadienne Car des gens obscurs et restés ignorés ont participé à la création de la Nouvelle-France. Il ne faudrait pas croire, en effet, qu'une entreprise comme celle

(le chapitre Militaires et Traitants continu)