La famille Wheeler

Pour bien des générations, le nom des Wheeler et celui de Gray Rocks sont indissociables. Pour la plupart, ces noms évoquaient un site enchanteur, une fine cuisine et les vacances.

Pour la famille Wheeler, qui est derrière ce succès, Gray Rocks représenta une aventure ponctuée de rebondissements et de nombreux sacrifices. Elle aura exigé un travail acharné et une détermination inébranlable.

Le tout remonte à un mariage en 1893, alors que George Wheeler et Lucille Aldridge s’unissent à Chazy, New York. Issue d’une famille aisée, Lucille croyait sans doute que sa vie se déroulerait comme elle l’avait toujours vécue.

Après leur voyage de noces, au World’s Fair à Chicago, ils s’étaient installés à Chazy pour y mener une vie comme tant d’autres.




George Ernest Wheeler
Mais George rêvait d’aventure. Il savait que les forêts du Québec recelaient un potentiel d’exploitation immense et que l’industrie forestière était en pleine croissance. Il acheta donc un droit de coupe de bois le long du lac Ouimet (appelé à cette époque lac Séraphin).

Lui et sa femme viennent s’établir dans les Laurentides et la vie n’y est pas facile. Sans eau courante, ils vivent avec les bucherons. Pour Lucille, la seule compagnie féminine est la cuisinière. Ils sont déjà parents d’un fils nommé Frederick Haskell.

Celui-ci héritera rapidement du surnom de Tom, plus facile à prononcer pour les travailleurs du moulin qui étaient presque tous francophones.

Quelques mois plus tard, une petite fille, Francis Ellen, s’ajoute à la famille. Pour aider sa femme à tenir la maison, George engage une jeune fille de la région, Lizza Emond. Elle n’a que 12 ans.

Une période difficile
La tranquillité sera de courte durée. Trois ans plus tard, un feu ravage la résidence des Wheeler et tout ce qu’ils possèdent est complètement détruit. Il ne reste que le « boat house », la grange, une vache et deux chevaux.

Lucille et les enfants trouvent refuge chez un jeune couple anglophone nouvellement arrivé à Saint-Jovite. George retrousse ses manches et transforme, en quelques semaines, le « boat house » pour accueillir sa petite famille. Ils sont prêts à affronter l’hiver.

Les épreuves se succèdent ; un troisième enfant, Ruth, sera emporté par une méningite à l’âge de 16 mois. Le commerce et l’exploitation forestière sont frappés par des restrictions et de nouveaux règlements du gouvernement.

Les chutes de neige pendant quelques hivers rendent le buchage et le transport des billots difficiles. Les profits de l’entreprise Wheeler sont à la baisse.

Lors d’un voyage d’affaires à Chicago, George contracte la typhoïde et, à son retour, transmet la maladie à sa femme et à ses enfants. La famille doit se défaire du droit de coupe de bois et trouver une nouvelle vocation à leur petit coin de pays.

La naissance du Gray Rocks Inn
Leur maison, appelée Gray Rocks (parce qu’elle était construite sur un cap de rochers gris) se trouve à environ 10 mètres des rives du lac. L’été, ils y accueillent parents et amis. Ils décident donc de la transformer en « Inn ». Le Gray Rocks Inn connait rapidement du succès. On peut y séjourner pour un dollar par jour et les coûts d’exploitation sont minimes, puisque la famille s’occupe de tout.

L’hôtel accueille une clientèle de l’est du Canada et des États-Unis. Ils viennent y pratiquer des sports d’hiver comme la raquette et le ski de randonnée. La majesté de la nature est invitante et le Inn aussi. La famille Wheeler développe une réputation d’excellents hôteliers, tant pour leur accueil que pour les services offerts et la cuisine menée par des chefs de grande réputation.

Gray Rocks incarnait une destination qui devenait, pour ses clients, une tradition à répéter hiver comme été, année après année, seul, entre amis ou en famille.

La réputation de Gray Rocks repose en grande partie sur des employés dévoués, fiables et fiers. Plusieurs y travailleront toute leur vie active. Outre Réal Charette au ski, les clients de l’hôtel étaient accueillis chaleureusement à la réception par René Giroux. René connaissait bien ses clients et allait au-devant de leurs attentes, développant un sentiment de confiance au fil du temps.

Au golf, le directeur Eddy Eustace incarnait une figure stable et rassurante. L’académie de tennis, avec les pros Dennis Van Der Meer et plus tard, Butch Staples, était courue par tous les adeptes du sport pour sa réputation internationale.

Une histoire de pionniers
Parallèlement, les Wheeler ne cessaient d’innover et de démontrer un esprit entrepreneurial remarquable. Lorsque la compagnie Bell s’installa dans la région et refusa d’inclure le Gray Rocks Inn dans son plan de développement, George Wheeler acheta des poteaux et créa la Wheeler Telephone Company.

Tom, l’ainé, se concentra sur l’aviation et créa la Wheeler Airline qui deviendra la deuxième plus grosse compagnie d’aviation au Canada. Parallèlement, il développa, de l’autre côté du lac, le Lac Ouimet Club (Le Château), dont il assure la gestion aux côtés de sa sœur Frances Ellen.

Ce club très select se destine à servir une clientèle élitiste à la recherche de nouveaux territoires pour la chasse et la pêche. Ceux-ci sont accompagnés de guides dont faisait partie mon père, Charles Duncan.

Mon grand-père, qui était forgeron, dépendait du train du Nord tout comme George Wheeler. Un lien d’amitié se créa entre les deux patriarches. Si les parents avaient d’excellents rapports, les fils devinrent complices.

En 1930, Harry, le frère de Tom, fonda le Wheeler Kennel Club. Il s’agissait d’un club de chiens de traineau. Ces chiens, des huskys sibériens, voyageaient – croyez-le ou non – en train pour se rendre aux différentes compétitions un peu partout dans l’est du Canada et des États-Unis.

Mon père devint accompagnateur lors de ces voyages que l’on pourrait qualifier d’épiques. Durant l’existence du club, jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ils produiront 39 portées de ces chiens de compétition.

Lucille Wheeler : l’inspiration de toute une génération
La petite fille de George et Lucille, Lucille Wheeler, se concentra quant à elle sur la compétition de ski alpin. Elle fut la première Canadienne à remporter une médaille olympique. Elle décrocha le bronze en descente à Cortina d’Ampezzo en Italie, en 1956. En 1958, aux championnats mondiaux de Bad Gastein, en Autriche, elle remporta l’or en descente et en slalom géant et arriva deuxième au combiné.

Elle devint du coup l’inspiration de toute une génération de jeunes skieurs. À son retour de Bad Gastein, notre idole visita mon école au lac Mercier et je garde toujours précieusement le bout de papier où elle m’avait écrit « Keep up the good work ».

Le concept des semaines de ski
Au fil des ans, le Gray Rocks Inn, sous la gestion de Harry, continue de se diversifier. Le ski alpin gagne en popularité et on crée en 1951, le forfait « ski Week », ou semaines de ski, idéal pour ceux qui veulent s’initier à ce sport. On y enseigne les techniques du ski à prix abordable. C’était l’ancêtre de ce que l’on appelle aujourd’hui le tout inclus.

Cette stratégie marketing connut un immense succès et fut rapidement reprise par les grands centres de ski. Le mérite en revient à son porte-parole et directeur du Snow Eagle Ski School, Réal Charrette, qui, tous les automnes, sillonnait les salons de ski au Canada et aux États-Unis pour vanter les mérites de son école et la qualité des services du Gray Rock Inn.

La troisième génération
Tom connait des difficultés financières et le Lac Ouimet Club et la Wheeler Airline ferment leurs portes. Le fils de Harry, Frederick Haskel (Tom Jr), étudie en hôtellerie et reprend la gestion des opérations en compagnie de son frère Harry Roberts (Biff). À la fin des années 60, Harry commença une retraite graduelle et c’est ainsi que Tom Jr et Biff devinrent propriétaires de l’hôtel, du centre de ski et du golf.



Les deux frères travaillent constamment à l’amélioration de l’hôtel avec de nouvelles installations, comme la piscine.

En 1982, Tom Jr décide de prendre sa retraite en compagnie de sa femme Sheila et de ses enfants. Ils s’installent aux Bermudes, mais le cœur les rappela chaque été dans notre belle région.

Au début des années 90, Biff décida de vendre Gray Rocks et c’est avec son départ vers l’Ouest canadien que prend fin l’histoire de la famille Wheeler au lac Ouimet.

D’autres propriétaires se succèderont, mais la période grandiose de Gray Rocks s’est terminée avec le départ du dernier membre de la famille Wheeler. Aujourd’hui, le Gray Rocks Inn n’est plus. L’histoire s’est répétée et un incendie a ravagé l’hôtel en novembre 2014. Bien des gens ont pleuré ce soir-là; pour les souvenirs, pour la tradition, pour la perte d’un patrimoine.

Cette belle histoire de Gray Rocks nous rappelle le courage et la ténacité de ces pionniers. Souhaitons aux nouveaux propriétaires un scénario tout aussi enrichissant.
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par Peter Duncan, Tremblant Express, octobre-novembre 2019