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PERLOT, JEAN-NICOLAS
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Introduction | Chapitre II |
Chapitre I
Qu'on se rassure, je ne remonterai pas jusqu'aux Croisades. Ce n'est pas
que je n'aie pu, tout comme un autre, avoir des ancêtres parmi les
compagnons de Godefroid ou de Baudouin; mais j'avoue que l'histoire ne
les mentionne pas, et les traditions de famille n'en ont pas gardé le
souvenir. Elles ne vont pas, ces traditions, au delà de l'an 1636.
Cette année, comme on sait, marque tristement dans les annales du
Luxembourg. Trois fléaux, ordinairement inséparables, la guerre, la
famine et la peste, désolèrent cette malheureuse contrée, occupée alors
par l'armée de Piccolomini.
Les bandits qui composaient cette armée, chargée de défendre le pays
contre les Français, commencèrent par le dévaster, se livrant à tous les
excès, pillant, incendiant, massacrant, infligeant des tortures
épouvantables aux malheureux qu'ils soupçonnaient de posséder de
l'argent ou des objets précieux.
Lorsque enfin le pays fut délivré de ses défenseurs, ceux de ses
habitants qui avaient échappé à la fureur des Croates, furent pour la
plupart enlevés par la peste ou moururent de faim ou émigrèrent, et la
contrée resta à peu près déserte.
Cependant il y régnait, avant la guerre, une certaine prospérité; les
nombreux cours d'eau qui la sillonnent activaient diverses industries,
des scieries, des huileries et surtout des forges et hauts fourneaux.
Les forêts dont elle est couverte fournissaient le combustible, la
houille, faute de moyen de transport, n'y pouvant encore parvenir.
Il s'agissait de la repeupler. Les propriétaires de ces établissements y
étaient particulièrement intéressés, surtout les maîtres de forge, qui
ne pouvaient recruter leurs ouvriers parmi les quelques habitants restés
dans le pays, cette industrie exigeant un personnel spécial formé de
longue main.
L'un d'eux, le principal, le comte de Rochefort, s'adressa à un sien
parent d'outre Meuse, qui envoya dans les Ardennes un certain nombre
d'ouvriers recrutés dans le Hainaut.
Parmi ces émigrants se trouvaient trois frères du nom de Perlot. L'un
d'eux était marié et père de quatre enfants dont l'aîné était sourd
muet. Installés d'abord dans la forêt d'Yvoir, ils faisaient du charbon
pendant la belle saison et, les pluies venues, qui grossissaient les
cours d'eau, ils travaillaient dans les forges du voisinage. Donc,
charbonniers en été et forgerons en hiver. Ils habitaient là dans des
huttes, des chaumières tout au plus, n'ayant pas le droit ni, sans
doute, les moyens de bâtir en pierres ou en briques. Ces demeures
manquaient assurément de confort ; mais s'ils ne dormaient pas sous de
riches lambris, comme dit le bon Lafontaine, on peut croire que leur
sommeil, après une journée de labeur, n'en était pas moins profond et
moins plein de délices. Pour le surplus, d'ailleurs, ils vivaient dans
une sorte d'abondance : comme immigrants, ils jouissaient de certains
privilèges; ils pouvaient tenir vaches, porcs, volaille, qu'ils
nourrissaient aux dépens de la forêt, et des ruches autant qu'il leur
plaisait d'en avoir. Ils avaient, de plus, droit de chasse et de pêche,
sauf quelques restrictions. Ainsi, il leur était interdit de tirer sur
le cerf, la gélinote et un autre gibier à plume, je ne sais plus lequel;
ils ne pouvaient non plus prendre dans leurs nasses et filets la truite
ni le brochet. Mais le chevreuil, le sanglier et le menu gibier ne
manquaient pas, et, dans les clairs ruisseaux, le poisson abondait, le
saumon surtout, ressource précieuse à une époque où il y avait par
semaine trois jours maigres qu'il fallait rigoureusement observer.
Enfin l'apiculture leur fournissait, outre le sucre sous les espèces du
miel, la matière d'un éclairage de luxe, la cire. Ils n'étaient pas même
réduits à de l'eau claire, car ils fabriquaient encore avec le miel une
boisson agréable et rafraîchissante, l'hydromel. En somme, ils étaient
contents de leur sort
Bien des années se passèrent ainsi pendant lesquelles la famille Perlot
provigna et devint tribu. Mais rien ne dure ici bas, et un événement
malheureux mit fin, un beau jour, à la paisible existence qu'elle
menait, dans cette forêt, où elle restait réunie. L'un des trois frères,
en sa qualité d'hennuyer était un oiseleur passionné ; il remplissait
leur demeure de cages d'osier, pleines elles mêmes d'oiseaux de toute
espèce. Un rouge gorge du sexe féminin, dont la cage était installée
sous un avant toit, les charmait surtout par sa familiarité et sa
gentillesse. Un jour, la cage étant restée ouverte, l'oiseau s'envola,
puis au bout de quelque temps, à leur grande surprise, il revint de lui
même au logis. Le lendemain, autre surprise : comme on avait laissé la
cage ouverte pour voir ce qui adviendrait, on vit l'oiseau en profiter
pour y amener les matériaux nécessaires et commencer un nid ; le nid
achevé, il y déposa quatre oeufs. On juge de la joie de l'oiseleur.
Hélas! ! peu après, rentrant de son travail, il ne trouva ni cage ni
oiseau. Le garde du château, qu'on avait vu roder autour de la demeure
des Perlot, fut véhémentement soupçonné d'être l'auteur du larcin.
Il en résulta, à la première rencontre entre les deux hommes, une
explication orageuse suivie d'une bataille en règle, qui ne cessa
qu'après épuisement des forces de part et d'autre. Quelques jours après,
Perlot étant à l'affût, comme c'était son droit, vit arriver le garde,
qui prétendit qu'il avait tiré sur un cerf. Nouvelle dispute, nouveau
combat. Au plus fort de la lutte survint le sourd muet qui, craignant
pour son oncle, s'arma d'un gourdin et en frappa le garde. Il frappa....
comme un sourd, si bien que le garde tomba et ne se releva plus. Son
adversaire de tout à l'heure veut alors lui porter secours ; il constata
avec effroi et douleur qu'il était mort. Il rentra en hâte à la maison,
conta l'aventure, et toute la famille tint conseil. Ils avaient une
place de faulde toute préparée ; il fut décidé qu'on y enselevirait le
corps du garde ; ce qui fut fait. Dès le lendemain matin, ils se
hâtèrent d'y amener et disposer les trente à quarante cordes de bois
qu'ils devaient convertir en charbon, et trois jours après, ils y
mettaient le feu. La preuve matérielle du meurtre put ainsi échapper à
toutes les recherches Néanmoins, la disparition du garde constatée,
comme on connaissait ses démêlés avec Perlot l'oiseleur, celui ci fut
soupçonné et arrêté ; mais tous les témoignages entendus lui furent
favorables et il dut être relâché.
Un autre charbonnier, qui avait eu également. maille à partir avec le
garde, fut alors arrêté à son tour. L'oiseleur, dès ce montent, devint
sombre, taciturne, négligea son travail et se mit à boire, si bien que
la réserve d'hydromel fut fortement entamée.
Le temps pascal arrivant sur ces entrefaites, il alla se confesser et
reçut du curé, avec l'absolution, le conseil de quitter la forêt, ce
qu'il s'empressa de faire. Le charbonnier arrêté, du reste, contre
lequel, naturellement, il n'y avait aucune preuve, fut relâché; les
recherches cessèrent et l'affaire, comme on dit aujourd'hui, fut classée
; elle le restera, sans doute, après mes révélations.
La tribu alors se dispersa. Les uns allèrent chercher du travail dans
les forêts d'Anlier, de Chiny ou d'Herbeumont ; entr'autres Toussaint,
qui s'établit d'abord à Entrogne, forge située à deux kilomètres
d'Herbeumont, et se maria ensuite dans cette dernière localité en 1656.
II était né pendant le séjour des siens dans la forêt des Ardennes. Les
autres reprirent le chemin du Hainaut.
L'un de ces derniers s'arrêta dans une localité des environs de Dinant,
s'y maria et y séjourna plusieurs années, d'où son surnom de Copère.
Un jour il vint voir un de ses frères, forgeron aux Epioux. A son
retour, passant par Waillimont lez St Médard, il entra dans la forge au
moment où un ouvrier maniait une barre de fer de cent à cent vingt
livres entre l'enclume et un énorme marteau mis en mouvement par une
roue hydraulique. Le Copère était un gaillard de près de six pieds de
haut et fort à l'avenant. " Eh bien, colosse, lui dit l'ouvrier, serais
tu capable, toi, de manier cette plume là " ? Oui bien, dit il, donne ;
et saisissant la tenaille, il se mit à crier " haut des plus hauts ", ce
qui veut dire, parait il, " toute l'eau sur la roue ". Le marteau,
aussitôt, de marcher avec une vitesse qui attira l'attention de tous les
forgerons, et aussi de l'intendant du grand seigneur maître de forge,
qui n'avait jamais vu marteau marcher de la sorte. Il acheva sa barre de
fer et se disposait à partir, mais l'intendant le retint et lui fit
contracter un engagement de plusieurs années. Six semaines après, il
était installé avec sa famille à St Médard et battait le fer à
Waillimont.
Perlot le Copère était, ne t'en déplaise, lecteur, mon quatrisaïeul : Il
eut cinq enfants, deux garçons et trois filles. Celles ci se marièrent
l'une à SaintMédard, l'autre à Gribomont et la troisième épousa un nommé
Bosquet, d'Herbeumont, qui était, je crois, forestier pour le bailliage
de Cugnon. Un des fils alla un jour voir des parents " dans les
allemands ", dit la tradition; je pense que c'était quelque part près de
Saarbrück. Les Perlot, comme on voit, s'étaient répandus un peu partout.
A cette époque, les jésuites avaient établi un service de poste entre
Metz et Liège ; un messager partait tous les mois de Metz et se rendait
à Liège en passant par Orval, Conques près d'Herbeumont, St Hubert, et
les Perlot d'Allemagne en avaient, profité pour donner de leurs
nouvelles aux parents d'Herbeumont.
Celui ci se trouva bien, parait il, dans les allemands et ne revint pas.
L'autre, appelé Toussaint, filleul du premier Toussaint, se maria, ainsi
que sa soeur, à Herbeumont et y fit souche des Perlot dits têtes de
Cabouilleau. Voici ce qui leur valut ce surnom. Ma vénérable
quatrisaïeule, épouse du Perlot le Copère, était une Cabouilleau.
Excellente femme, dit l'histoire, et qui avait bien des qualités, mais
une tête ! une tête à ne jamais céder et à ne jamais laisser le dernier
mot à son pauvre mari, dans les discussions qui s'élevaient, comme on
pense bien, assez souvent entre les deux époux. Les enfants, parait il,
tenaient quelque peu de leur mère, et l'autorité paternelle était,
parfois aussi méconnue dans cette maison que l'autorité maritale. Le
père, quand cela arrivait, les traitait de têtes de Cabouilleau et le
surnom est resté
toute la descendance. Et moi, qui écris ces lignes, j'en suis 1e dernier
titulaire, étant le dernier survivant des Perlot d'Herbeumont, du moins
sur le vieux continent, car j'ai un neveu en Amérique.
Je une souviens qu'il y a quinze ou vingt ans, dans une partie de chasse
à laquelle M. Moressée, ,journaliste de talent et chasseur médiocre,
assistait. il nous présenta un de ses amis de Dinant, nommé M.
Cabouilleau. C'était un homme de cinquante huit ans ; il revenait
d'Algérie ou il avait passé une grande partie de son existence. Je
l'interrogeai ; ruais titi delà de son grand père, il n'avait que des
notions vagues sur ses ancêtres. Il m'apprit seulement qu'il n'y avait
plus d'autres Cabouilleau à Dinant, outre lui et une vieille nièce avec
laquelle il demeurait, qu'un cousin plus âgé et aussi célibataire que
lui. Etait il de la famille de ma quatrisaïeule ? C'est, assez probable,
mais n'ayant pas été mis à même, dans cette courte entrevue, d'apprécier
son caractère, je
n'ai pu vérifier s'il portait la marque de fabrique, je veux dire une
tête de Cabouilleau.
Toute affectée qu'elle fût de cette tare originelle, cause permanente de
discorde, la race n'en était pas moins prolifique. Toussaint, dit, la
tradition, eut beaucoup d'enfants, mais deux seulement s'établirent à
Herbeumont : Jean et Jean Baptiste. Jean, l'aîné, épousa Catherine
Gaupin. Il était maïeur de l'endroit à l'époque ou nos provinces furent
réunies â la France et resta maire après; mais, comme il n'était pas
pour rien un Cabouilleau, il prétendit maintenir dans sa commune, malgré
la Convention, le calendrier Grégorien et l'ère ancienne. Au lieu
d'écrire sur les registres de l'état civil la date du ler pluviôse an
IV, il y inscrivit celle du 21 janvier 1796.
La république, qui tenait â son calendrier et à l'ère nouvelle, lui
expédia de Neufchâteau un commissaire spécial qui remit les choses au
point; dont coût : 60 frs. Il trouva que c'était cher. " Mais, papa, lui
dit une de ses filles, pourquoi ne tenez vous pas vos registres comme on
le demande? Eh ! qui diable, répondit il, comprendrait quelque chose à
leur pluviôse, leur ventôse, leur thermidor et leur Nabuchodonosor ? est
ce des noms chrétiens cela ? Il faudra pourtant que j'étudié la chose,
autrement ça serait ruineux. " Il eut un fils nommé Mathieu et quatre
filles. Son frère Jean Baptiste fut mon grand'père ; il épousa Anne
Marie Dumont, de Cugnon, sueur du justicier d'Orval. Elle lui donna six
garçons et deux filles. L'aîné, Christophe, né en 1771, épousa Marie
Perlot, sa cousine, fille de Jean cité plus haut ; il eut plusieurs
enfants, mais une seule fille lui resta, qui épousa Jean Baptiste Gaupin,
d'Herbeumont, et devint plus tard ma belle mère, comme on le verra dans
la suite de cette histoire.
C'est de cet oncle Christophe que je tiens les renseignements contenus
dans les présentes pages. Deux autres de mes oncles, Jacques et
Toussaint, se marièrent aussi, le premier à Herbeumont et l'autre à
Bertrix ; mais leur postérité est tombée en quenouille. Deux autres
encore, Jean Baptiste et Jean-Jacques, restèrent célibataires; mes deux
tantes se marièrent à Herbeumont. Joseph, l'avant dernier, se maria
aussi: c'était mon père. Ma mère se nommait Jeanne Boulanger, fille
unique de Jean Baptiste Boulanger et de Marie Jeanne Jacques et nièce de
l'ex-jésuite Joseph Boulanger, mort à Herbeumont en 1811. Ils eurent
cinq enfants, dont je suis le dernier survivant.
Qu'on veuille bien me pardonner ces menus détails généalogiques; je les
consigne ici surtout pour ma descendance.
*
Je suis né à Herbeumont, arrondissement de Neufchâteau, province de
Luxembourg en Belgique, le 6 décembre 1823, à 6 heures du matin voilà ce
qu'atteste avec la précision administrative mon acte de naissance,
déposé aux archives de la dite commune. Mes parents étaient pauvres; ils
avaient cinq enfants, quatre garçons et une fille ; j'étais le plus
jeune.
Je pleurai en ouvrant les yeux à la lumière du jour ; c'est, je pense,
le cas de tous les enfants ; mais un voisin, d'humeur chagrine et qui
avait à se plaindre du sort, sans doute, affirma que c'était l'indice
infaillible d'une intelligence précoce et d'un jugement sain. Je me suis
rappelé dans plus d'une circonstance cette boutade d'un homme désabusé
de la vie, et j'étais bien près de trouver, comme lui, que l'enfant, en
venant au monde, a raison de pleurer.
Le troisième mourut à l'âge de sept ans et je n'ai souvenance de lui que
parce que j'ai eu ses vêtements à porter, trois ou quatre ans après sa
mort. Nos parents, forcés de pratiquer l'économie, mettaient sur le dos
des plus jeunes les mises bas des plus âgés. Mon frère Nicolas Joseph,
qui avait trois ans de plus que moi, avait, en vertu de son droit
d'aînesse, porté avant moi ces vêtements de mon frère Toussaint ; ceci
peut faire comprendre que je n'étais peut être pas habillé à la dernière
mode, mais enfin, j'étais habillé ; et comme la nourriture, au moins, ne
nous était pas parcimonieusement mesurée, nous grandissions tous. Les
père et mère, de leur côté, paraissaient contents de leurs enfants, et
ils étaient satisfaits de leur position ; de sorte que nous formions, en
fin de compte, la plus heureuse famille du Monde.
A onze ans, ayant fait ma première communion, mon père me mit au
travail. Il possédait, à une lieue du village, une carrière d'ardoises
qu'il exploitait avec un nombre d'ouvriers variant de quatorze à dix
huit, selon la saison. Nicolas Joseph y travaillait déjà depuis un an,
j'y fus employé à mon tour. Mon travail consista d'abord à aller
ramasser du bois mort dans la forêt attenante à la carrière et à
entretenir le feu sous la marmite des ouvriers. Au bout de six mois je
fus promu marmiton, mais mes fonctions de faugeleu, c'est à dire de
cuisinier, me laissant libre à partir de midi, je passais le restant de
la journée à faire mon apprentissage d'ouvrier ardoisier. Au bout de
deux ans, notre situation s'améliora, mon père vendit la moitié de son
ardoisière à M. Pierlot de Bertrix. Cette branche de l'industrie
ardennaise était en voie de prospérité ; les produits augmentaient de
prix, et du même coup les exploitations acquéraient une grande valeur.
Mon père retira vint mille francs dela vente ; c'était un coup de
fortune pour le pauvre ardoisier. L'ambition lui vint avec la richesse,
ambition louable, d'ailleurs ; il voulut donner de l'instruction à ses
fils, et nous mit, Nicolas Joseph et moi, au collège de Bouillon, qui
avait alors pour directeur l'abbé Nannan, natif de Vivy, petit village
au nord de Bouillon.
En même temps, mon père essaya de libérer du service militaire mon
frère, aîné, parti comme milicien depuis 1831 et que j'avais à peine
connu ; il proposa successivement au gouvernement plusieurs remplaçants,
dont aucun ne fut accepté. Les hommes étaient chers alors et le
gouvernement difficile, car on touchait à la fin de 1837, alors que la
Belgique se préparait à guerroyer contre la Hollande à propos du
Luxembourg et du Limbourg. Mon frère JeanBaptiste dut rester canonnier
jusqu'en 1839, époque à laquelle il obtint son congé définitif.
Dans l'intervalle, nous avions quitté le collège de Bouillon, qui ne
nous convenait pas trop ; nous avions été passer une saison d'école
normale à Bastogne, et finalement nous nous trouvions à l'école, à
Neufchâteau, chez un M. Schneider, instituteur privé qui, par
parenthèse, enseignait admirablement.
C'était un digne homme, qui se donnait beaucoup de mal pour instruire
ses élèves et qui, généralement, parvenait à son but.
Notre frère aîné, aussitôt libéré du service militaire, vint nous y
rejoindre, et nous étions tous trois en pension chez M. Millard,
teinturier, ou nous nous trouvions très bien sous tous les rapports.
Entretemps l'ardoisière continuait à prospérer, et le père semblait
toujours content de son sort.
En 1840, il me retira de l'école. A Bouillon j'avais appris à patiner, à
Bastogne à faire des chaînes de montre, à Neufchâteau j'étais en train
d'acquérir une adresse incontestable à prendre les loches dans la
rivière. C'était là, à peu près, tout le fruit de mes études. Pour me
punir, le père me fit revenir à Herbeumont. Je cultivais le bien de la
maison; je conduisais un cheval et fesais l'ouvrage ordinaire, même très
ordinaire, qu'il y avait à faire.
Quant à ma soeur, le père l'envoya à Breux (France) dans un petit
pensionnat de demoiselles tenu par le curé Denis, fils du général de ce
nom tué à Austerlitz.
En même temps, mon frère Nicolas Joseph quittait Neufchâteau pour Arlon,
où il allait suivre les cours du collège de ce temps là.
En 1842, mon frère aîné, qui n'étudiait plus, était à Bouillon comme
surnuméraire au Bureau des douanes.
Mon frère Nicolas Joseph, sorti du collège d'Arlon, était à Bruxelles
comme calqueur dans les bureaux du cadastre, sous M. Euschling.
Ma soeur revint alors de pension. Quant à moi, le père, supposant que
j'étais devenu plus raisonnable, m'envoya à l'athénée d'Arlon qu'on
venait d'ouvrir; j'étais externe et payais pension chez M. Hollenfeltz,
ébéniste, rue des Faubourgs.
Les choses en étaient là, lorsque en janvier 1844, la nouvelle me vint
d'Herbeumont que mon père était malade et désirait me voir; je retournai
pour huit jours, puis le père étant mieux, je revins à mes livres; mais
au mois de mai, le mal s'aggrava et je dus de nouveau quitter l'athénée
et revenir à Herbeumont.
Le 6 juillet suivant nous conduisions à sa dernière demeure notre pauvre
père, mort à l'âge de soixante et un ans de la maladie des mineurs: un
catarrhe pulmonaire chronique. Il avait quarante trois ans d'ardoisière
interrompus seulement par deux ans de séjour à Paris, de 1809 à 1811.
Mon père aimait sa famille à l'excès, il se serait ouvert les veines
pour nous donner à boire; il pensait toujours aux siens et jamais à lui.
II avait travaillé dur, comme travaille un ardoisier, et cela jusqu'à la
fin. Hélas ! il avait trop tardé à s'accorder un repos bien mérité ! il
ne devait se reposer que dans la tombe.
Il fut amèrement pleuré. Sa mort, prématurée et nullement prévue,
apporta d'ailleurs un certain trouble dans notre existence. Mon frère
aîné quitta Bouillon pour revenir à Herbeumont, il fit revenir mon
frère. Nico1as-Joseph de Bruxelles et ne me permit pas de retourner à
l'Athénée. Nous étions donc tous à la maison ; l'aîné s'était chargé de
conduire la barque et avait assigné à chacun sa tache : mon frère
Nicolas Joseph dirigeait l'ardoisière, ma soeur l'intérieur de la maison
et moi, le dehors.
Ma mère, bonne et indulgente et par cela même impropre à exercer le
pouvoir, nous laissait faire, et ne s'occupait que du jardin, ou elle
cultivait toutes sortes d'herbes médicales avec lesquelles elle
guérissait les femme malades du village.
L'aîné ne s'était réservé que le commandement et l'exerçait tout
militairement. Il avait trente et un ans, ma soeur vingt sept, mon frère
cadet vingt-trois, je n'avais pas encore vingt et un ans accomplis. Nous
étions assez bien d'accord et tout allait, semblait il, pour le mieux.
Seulement, mes deux frères paraissaient plus contents de la situation
que je ne l'étais moi-même.
Ma soeur songeait tout naturellement à s'établir, bien que du vivant de
notre père elle eût refusé plusieurs partis avantageux et qu'elle eût
même manifesté souvent l'intention d'embrasser la vie religieuse.
C'était, sans doute les bonnes soeurs de Breux qui lui avaient mis ces
idées en tête. Le temps et l'expérience de la vie lui en suggéraient
d'autres.
De mon côté, voyant que mes frères renonçaient à suivre la voie que
notre père leur avait tracée en faisant entrer l'un dans
l'administration des accises et l'autre dans celle du cadastre, ,je me
crus libre aussi de suivre ma vocation et je décidai d'aller au loin
tenter la fortune.
J'avais deux oncles du côté paternel, tous deux célibataires, dont l'un
vivait à Herbeumont des petites rentes qu'il avait amassées à Paris
pendant un séjour de vingt huit ans. L'autre était resté dans la grande
ville. Milicien de 1810, il avait servi sous le général Duc de la Force;
licencié en 1814 après la chute de l'Empire, il était entré au service
de son ancien général et ne l'avait plus quitté. Le Duc mort, il était
resté au service de la Duchesse et y était encore.
Je lui écrivis pour le prier d'essayer de m'y trouver quelque emploi,
attendu que j'étais résolu d'aller gagner ma vie loin du village natal.
Il écrivit alors à son frère, mon oncle d'Herbeumont. Il écrivit je ne
sais quoi, car mon oncle d'Herbeumont ne voulut pas me montrer la lettre
; il se contenta de m'en faire connaître succinctement le contenu Je ne
devais pas, disait la lettre, aller à Paris, mon oncle n'avait rien à
m'offrir, il ne pouvait rien me procurer, il était vieux (55 ans) et,
d'ailleurs, il avait bien envie de ne plus s'occuper de personne.
Je n'avais jamais vu cet oncle de Paris, mais sa réponse était claire :
j'étais bien et dûment averti que je ne pouvais compter sur sa
protection. Je résolus quand même d'aller chercher fortune à Paris,
dussé je partir â l'aventure.
Je priai mon frère aîné de me procurer l'argent nécessaire pour faire le
voyage et le 18 janvier 1845, je prenais, à Sedan, la diligence pour
Paris avec soixante francs dans ma poche, la voiture payée.
A cette époque, la diligence mettait deux jours et une nuit pour faire
le voyage. Partis de Sedan le 18 à une heure après midi, nous entrions
le 20, à 6 heures du soir, dans l'enceinte des fortifications de Paris,
qui venaient d'être achevées.