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l'émigrant

Histoires de Voyageurs et émigrants


PERLOT, JEAN-NICOLAS

Herbeumont, prov. de Luxembourg, le 6 décembre 1823 - Arlon, le 19 janvier 1900

Chercheur d'or en Californie de 1851 à 1857 ; 
jardinier, géomètre, agent immobilier à Portland, Orégon de 1857 à 1872.

Introduction Chapitre II

 


Chapitre I

Qu'on se rassure, je ne remonterai pas jusqu'aux Croisades. Ce n'est pas que je n'aie pu, tout comme un autre, avoir des ancêtres parmi les compagnons de Godefroid ou de Baudouin; mais j'avoue que l'histoire ne les mentionne pas, et les traditions de famille n'en ont pas gardé le souvenir. Elles ne vont pas, ces traditions, au delà de l'an 1636.
Cette année, comme on sait, marque tristement dans les annales du Luxembourg. Trois fléaux, ordinairement inséparables, la guerre, la famine et la peste, désolèrent cette malheureuse contrée, occupée alors par l'armée de Piccolomini.
Les bandits qui composaient cette armée, chargée de défendre le pays contre les Français, commencèrent par le dévaster, se livrant à tous les excès, pillant, incendiant, massacrant, infligeant des tortures épouvantables aux malheureux qu'ils soupçonnaient de posséder de l'argent ou des objets précieux.
Lorsque enfin le pays fut délivré de ses défenseurs, ceux de ses habitants qui avaient échappé à la fureur des Croates, furent pour la plupart enlevés par la peste ou moururent de faim ou émigrèrent, et la contrée resta à peu près déserte.
Cependant il y régnait, avant la guerre, une certaine prospérité; les nombreux cours d'eau qui la sillonnent activaient diverses industries, des scieries, des huileries et surtout des forges et hauts fourneaux. Les forêts dont elle est couverte fournissaient le combustible, la houille, faute de moyen de transport, n'y pouvant encore parvenir.
Il s'agissait de la repeupler. Les propriétaires de ces établissements y étaient particulièrement intéressés, surtout les maîtres de forge, qui ne pouvaient recruter leurs ouvriers parmi les quelques habitants restés dans le pays, cette industrie exigeant un personnel spécial formé de longue main.
L'un d'eux, le principal, le comte de Rochefort, s'adressa à un sien parent d'outre Meuse, qui envoya dans les Ardennes un certain nombre d'ouvriers recrutés dans le Hainaut.
Parmi ces émigrants se trouvaient trois frères du nom de Perlot. L'un d'eux était marié et père de quatre enfants dont l'aîné était sourd muet. Installés d'abord dans la forêt d'Yvoir, ils faisaient du charbon pendant la belle saison et, les pluies venues, qui grossissaient les cours d'eau, ils travaillaient dans les forges du voisinage. Donc, charbonniers en été et forgerons en hiver. Ils habitaient là dans des huttes, des chaumières tout au plus, n'ayant pas le droit ni, sans doute, les moyens de bâtir en pierres ou en briques. Ces demeures manquaient assurément de confort ; mais s'ils ne dormaient pas sous de riches lambris, comme dit le bon Lafontaine, on peut croire que leur sommeil, après une journée de labeur, n'en était pas moins profond et moins plein de délices. Pour le surplus, d'ailleurs, ils vivaient dans une sorte d'abondance : comme immigrants, ils jouissaient de certains privilèges; ils pouvaient tenir vaches, porcs, volaille, qu'ils nourrissaient aux dépens de la forêt, et des ruches autant qu'il leur plaisait d'en avoir. Ils avaient, de plus, droit de chasse et de pêche, sauf quelques restrictions. Ainsi, il leur était interdit de tirer sur le cerf, la gélinote et un autre gibier à plume, je ne sais plus lequel; ils ne pouvaient non plus prendre dans leurs nasses et filets la truite ni le brochet. Mais le chevreuil, le sanglier et le menu gibier ne manquaient pas, et, dans les clairs ruisseaux, le poisson abondait, le saumon surtout, ressource précieuse à une époque où il y avait par semaine trois jours maigres qu'il fallait rigoureusement observer.
Enfin l'apiculture leur fournissait, outre le sucre sous les espèces du miel, la matière d'un éclairage de luxe, la cire. Ils n'étaient pas même réduits à de l'eau claire, car ils fabriquaient encore avec le miel une boisson agréable et rafraîchissante, l'hydromel. En somme, ils étaient contents de leur sort
Bien des années se passèrent ainsi pendant lesquelles la famille Perlot provigna et devint tribu. Mais rien ne dure ici bas, et un événement malheureux mit fin, un beau jour, à la paisible existence qu'elle menait, dans cette forêt, où elle restait réunie. L'un des trois frères, en sa qualité d'hennuyer était un oiseleur passionné ; il remplissait leur demeure de cages d'osier, pleines elles mêmes d'oiseaux de toute espèce. Un rouge gorge du sexe féminin, dont la cage était installée sous un avant toit, les charmait surtout par sa familiarité et sa gentillesse. Un jour, la cage étant restée ouverte, l'oiseau s'envola, puis au bout de quelque temps, à leur grande surprise, il revint de lui même au logis. Le lendemain, autre surprise : comme on avait laissé la cage ouverte pour voir ce qui adviendrait, on vit l'oiseau en profiter pour y amener les matériaux nécessaires et commencer un nid ; le nid achevé, il y déposa quatre oeufs. On juge de la joie de l'oiseleur. Hélas! ! peu après, rentrant de son travail, il ne trouva ni cage ni oiseau. Le garde du château, qu'on avait vu roder autour de la demeure des Perlot, fut véhémentement soupçonné d'être l'auteur du larcin.
Il en résulta, à la première rencontre entre les deux hommes, une explication orageuse suivie d'une bataille en règle, qui ne cessa qu'après épuisement des forces de part et d'autre. Quelques jours après, Perlot étant à l'affût, comme c'était son droit, vit arriver le garde, qui prétendit qu'il avait tiré sur un cerf. Nouvelle dispute, nouveau combat. Au plus fort de la lutte survint le sourd muet qui, craignant pour son oncle, s'arma d'un gourdin et en frappa le garde. Il frappa.... comme un sourd, si bien que le garde tomba et ne se releva plus. Son adversaire de tout à l'heure veut alors lui porter secours ; il constata avec effroi et douleur qu'il était mort. Il rentra en hâte à la maison, conta l'aventure, et toute la famille tint conseil. Ils avaient une place de faulde toute préparée ; il fut décidé qu'on y enselevirait le corps du garde ; ce qui fut fait. Dès le lendemain matin, ils se hâtèrent d'y amener et disposer les trente à quarante cordes de bois qu'ils devaient convertir en charbon, et trois jours après, ils y mettaient le feu. La preuve matérielle du meurtre put ainsi échapper à toutes les recherches Néanmoins, la disparition du garde constatée, comme on connaissait ses démêlés avec Perlot l'oiseleur, celui ci fut soupçonné et arrêté ; mais tous les témoignages entendus lui furent favorables et il dut être relâché.
Un autre charbonnier, qui avait eu également. maille à partir avec le garde, fut alors arrêté à son tour. L'oiseleur, dès ce montent, devint sombre, taciturne, négligea son travail et se mit à boire, si bien que la réserve d'hydromel fut fortement entamée.
Le temps pascal arrivant sur ces entrefaites, il alla se confesser et reçut du curé, avec l'absolution, le conseil de quitter la forêt, ce qu'il s'empressa de faire. Le charbonnier arrêté, du reste, contre lequel, naturellement, il n'y avait aucune preuve, fut relâché; les recherches cessèrent et l'affaire, comme on dit aujourd'hui, fut classée ; elle le restera, sans doute, après mes révélations.
La tribu alors se dispersa. Les uns allèrent chercher du travail dans les forêts d'Anlier, de Chiny ou d'Herbeumont ; entr'autres Toussaint, qui s'établit d'abord à Entrogne, forge située à deux kilomètres d'Herbeumont, et se maria ensuite dans cette dernière localité en 1656. II était né pendant le séjour des siens dans la forêt des Ardennes. Les autres reprirent le chemin du Hainaut.
L'un de ces derniers s'arrêta dans une localité des environs de Dinant, s'y maria et y séjourna plusieurs années, d'où son surnom de Copère.
Un jour il vint voir un de ses frères, forgeron aux Epioux. A son retour, passant par Waillimont lez St Médard, il entra dans la forge au moment où un ouvrier maniait une barre de fer de cent à cent vingt livres entre l'enclume et un énorme marteau mis en mouvement par une roue hydraulique. Le Copère était un gaillard de près de six pieds de haut et fort à l'avenant. " Eh bien, colosse, lui dit l'ouvrier, serais tu capable, toi, de manier cette plume là " ? Oui bien, dit il, donne ; et saisissant la tenaille, il se mit à crier " haut des plus hauts ", ce qui veut dire, parait il, " toute l'eau sur la roue ". Le marteau, aussitôt, de marcher avec une vitesse qui attira l'attention de tous les forgerons, et aussi de l'intendant du grand seigneur maître de forge, qui n'avait jamais vu marteau marcher de la sorte. Il acheva sa barre de fer et se disposait à partir, mais l'intendant le retint et lui fit contracter un engagement de plusieurs années. Six semaines après, il était installé avec sa famille à St Médard et battait le fer à Waillimont.
Perlot le Copère était, ne t'en déplaise, lecteur, mon quatrisaïeul : Il eut cinq enfants, deux garçons et trois filles. Celles ci se marièrent l'une à SaintMédard, l'autre à Gribomont et la troisième épousa un nommé Bosquet, d'Herbeumont, qui était, je crois, forestier pour le bailliage de Cugnon. Un des fils alla un jour voir des parents " dans les allemands ", dit la tradition; je pense que c'était quelque part près de Saarbrück. Les Perlot, comme on voit, s'étaient répandus un peu partout.
A cette époque, les jésuites avaient établi un service de poste entre Metz et Liège ; un messager partait tous les mois de Metz et se rendait à Liège en passant par Orval, Conques près d'Herbeumont, St Hubert, et les Perlot d'Allemagne en avaient, profité pour donner de leurs nouvelles aux parents d'Herbeumont.
Celui ci se trouva bien, parait il, dans les allemands et ne revint pas. L'autre, appelé Toussaint, filleul du premier Toussaint, se maria, ainsi que sa soeur, à Herbeumont et y fit souche des Perlot dits têtes de Cabouilleau. Voici ce qui leur valut ce surnom. Ma vénérable quatrisaïeule, épouse du Perlot le Copère, était une Cabouilleau. Excellente femme, dit l'histoire, et qui avait bien des qualités, mais une tête ! une tête à ne jamais céder et à ne jamais laisser le dernier mot à son pauvre mari, dans les discussions qui s'élevaient, comme on pense bien, assez souvent entre les deux époux. Les enfants, parait il, tenaient quelque peu de leur mère, et l'autorité paternelle était, parfois aussi méconnue dans cette maison que l'autorité maritale. Le père, quand cela arrivait, les traitait de têtes de Cabouilleau et le surnom est resté
toute la descendance. Et moi, qui écris ces lignes, j'en suis 1e dernier titulaire, étant le dernier survivant des Perlot d'Herbeumont, du moins sur le vieux continent, car j'ai un neveu en Amérique.
Je une souviens qu'il y a quinze ou vingt ans, dans une partie de chasse à laquelle M. Moressée, ,journaliste de talent et chasseur médiocre, assistait. il nous présenta un de ses amis de Dinant, nommé M. Cabouilleau. C'était un homme de cinquante huit ans ; il revenait d'Algérie ou il avait passé une grande partie de son existence. Je l'interrogeai ; ruais titi delà de son grand père, il n'avait que des notions vagues sur ses ancêtres. Il m'apprit seulement qu'il n'y avait plus d'autres Cabouilleau à Dinant, outre lui et une vieille nièce avec laquelle il demeurait, qu'un cousin plus âgé et aussi célibataire que lui. Etait il de la famille de ma quatrisaïeule ? C'est, assez probable, mais n'ayant pas été mis à même, dans cette courte entrevue, d'apprécier son caractère, je
n'ai pu vérifier s'il portait la marque de fabrique, je veux dire une tête de Cabouilleau.
Toute affectée qu'elle fût de cette tare originelle, cause permanente de discorde, la race n'en était pas moins prolifique. Toussaint, dit, la tradition, eut beaucoup d'enfants, mais deux seulement s'établirent à Herbeumont : Jean et Jean Baptiste. Jean, l'aîné, épousa Catherine Gaupin. Il était maïeur de l'endroit à l'époque ou nos provinces furent réunies â la France et resta maire après; mais, comme il n'était pas pour rien un Cabouilleau, il prétendit maintenir dans sa commune, malgré la Convention, le calendrier Grégorien et l'ère ancienne. Au lieu d'écrire sur les registres de l'état civil la date du ler pluviôse an IV, il y inscrivit celle du 21 janvier 1796.
La république, qui tenait â son calendrier et à l'ère nouvelle, lui expédia de Neufchâteau un commissaire spécial qui remit les choses au point; dont coût : 60 frs. Il trouva que c'était cher. " Mais, papa, lui dit une de ses filles, pourquoi ne tenez vous pas vos registres comme on le demande? Eh ! qui diable, répondit il, comprendrait quelque chose à leur pluviôse, leur ventôse, leur thermidor et leur Nabuchodonosor ? est ce des noms chrétiens cela ? Il faudra pourtant que j'étudié la chose, autrement ça serait ruineux. " Il eut un fils nommé Mathieu et quatre filles. Son frère Jean Baptiste fut mon grand'père ; il épousa Anne Marie Dumont, de Cugnon, sueur du justicier d'Orval. Elle lui donna six garçons et deux filles. L'aîné, Christophe, né en 1771, épousa Marie Perlot, sa cousine, fille de Jean cité plus haut ; il eut plusieurs enfants, mais une seule fille lui resta, qui épousa Jean Baptiste Gaupin, d'Herbeumont, et devint plus tard ma belle mère, comme on le verra dans la suite de cette histoire.
C'est de cet oncle Christophe que je tiens les renseignements contenus dans les présentes pages. Deux autres de mes oncles, Jacques et Toussaint, se marièrent aussi, le premier à Herbeumont et l'autre à Bertrix ; mais leur postérité est tombée en quenouille. Deux autres encore, Jean Baptiste et Jean-Jacques, restèrent célibataires; mes deux tantes se marièrent à Herbeumont. Joseph, l'avant dernier, se maria aussi: c'était mon père. Ma mère se nommait Jeanne Boulanger, fille unique de Jean Baptiste Boulanger et de Marie Jeanne Jacques et nièce de l'ex-jésuite Joseph Boulanger, mort à Herbeumont en 1811. Ils eurent cinq enfants, dont je suis le dernier survivant.
Qu'on veuille bien me pardonner ces menus détails généalogiques; je les consigne ici surtout pour ma descendance.

*

Je suis né à Herbeumont, arrondissement de Neufchâteau, province de Luxembourg en Belgique, le 6 décembre 1823, à 6 heures du matin voilà ce qu'atteste avec la précision administrative mon acte de naissance, déposé aux archives de la dite commune. Mes parents étaient pauvres; ils avaient cinq enfants, quatre garçons et une fille ; j'étais le plus jeune.
Je pleurai en ouvrant les yeux à la lumière du jour ; c'est, je pense, le cas de tous les enfants ; mais un voisin, d'humeur chagrine et qui avait à se plaindre du sort, sans doute, affirma que c'était l'indice infaillible d'une intelligence précoce et d'un jugement sain. Je me suis rappelé dans plus d'une circonstance cette boutade d'un homme désabusé de la vie, et j'étais bien près de trouver, comme lui, que l'enfant, en venant au monde, a raison de pleurer.
Le troisième mourut à l'âge de sept ans et je n'ai souvenance de lui que parce que j'ai eu ses vêtements à porter, trois ou quatre ans après sa mort. Nos parents, forcés de pratiquer l'économie, mettaient sur le dos des plus jeunes les mises bas des plus âgés. Mon frère Nicolas Joseph, qui avait trois ans de plus que moi, avait, en vertu de son droit d'aînesse, porté avant moi ces vêtements de mon frère Toussaint ; ceci peut faire comprendre que je n'étais peut être pas habillé à la dernière mode, mais enfin, j'étais habillé ; et comme la nourriture, au moins, ne nous était pas parcimonieusement mesurée, nous grandissions tous. Les père et mère, de leur côté, paraissaient contents de leurs enfants, et ils étaient satisfaits de leur position ; de sorte que nous formions, en fin de compte, la plus heureuse famille du Monde.
A onze ans, ayant fait ma première communion, mon père me mit au travail. Il possédait, à une lieue du village, une carrière d'ardoises qu'il exploitait avec un nombre d'ouvriers variant de quatorze à dix huit, selon la saison. Nicolas Joseph y travaillait déjà depuis un an, j'y fus employé à mon tour. Mon travail consista d'abord à aller ramasser du bois mort dans la forêt attenante à la carrière et à entretenir le feu sous la marmite des ouvriers. Au bout de six mois je fus promu marmiton, mais mes fonctions de faugeleu, c'est à dire de cuisinier, me laissant libre à partir de midi, je passais le restant de la journée à faire mon apprentissage d'ouvrier ardoisier. Au bout de deux ans, notre situation s'améliora, mon père vendit la moitié de son ardoisière à M. Pierlot de Bertrix. Cette branche de l'industrie ardennaise était en voie de prospérité ; les produits augmentaient de prix, et du même coup les exploitations acquéraient une grande valeur. Mon père retira vint mille francs dela vente ; c'était un coup de fortune pour le pauvre ardoisier. L'ambition lui vint avec la richesse, ambition louable, d'ailleurs ; il voulut donner de l'instruction à ses fils, et nous mit, Nicolas Joseph et moi, au collège de Bouillon, qui avait alors pour directeur l'abbé Nannan, natif de Vivy, petit village au nord de Bouillon.
En même temps, mon père essaya de libérer du service militaire mon frère, aîné, parti comme milicien depuis 1831 et que j'avais à peine connu ; il proposa successivement au gouvernement plusieurs remplaçants, dont aucun ne fut accepté. Les hommes étaient chers alors et le gouvernement difficile, car on touchait à la fin de 1837, alors que la Belgique se préparait à guerroyer contre la Hollande à propos du Luxembourg et du Limbourg. Mon frère JeanBaptiste dut rester canonnier jusqu'en 1839, époque à laquelle il obtint son congé définitif.
Dans l'intervalle, nous avions quitté le collège de Bouillon, qui ne nous convenait pas trop ; nous avions été passer une saison d'école normale à Bastogne, et finalement nous nous trouvions à l'école, à Neufchâteau, chez un M. Schneider, instituteur privé qui, par parenthèse, enseignait admirablement.
C'était un digne homme, qui se donnait beaucoup de mal pour instruire ses élèves et qui, généralement, parvenait à son but.
Notre frère aîné, aussitôt libéré du service militaire, vint nous y rejoindre, et nous étions tous trois en pension chez M. Millard, teinturier, ou nous nous trouvions très bien sous tous les rapports.
Entretemps l'ardoisière continuait à prospérer, et le père semblait toujours content de son sort.
En 1840, il me retira de l'école. A Bouillon j'avais appris à patiner, à Bastogne à faire des chaînes de montre, à Neufchâteau j'étais en train d'acquérir une adresse incontestable à prendre les loches dans la rivière. C'était là, à peu près, tout le fruit de mes études. Pour me punir, le père me fit revenir à Herbeumont. Je cultivais le bien de la maison; je conduisais un cheval et fesais l'ouvrage ordinaire, même très ordinaire, qu'il y avait à faire.
Quant à ma soeur, le père l'envoya à Breux (France) dans un petit pensionnat de demoiselles tenu par le curé Denis, fils du général de ce nom tué à Austerlitz.
En même temps, mon frère Nicolas Joseph quittait Neufchâteau pour Arlon, où il allait suivre les cours du collège de ce temps là.
En 1842, mon frère aîné, qui n'étudiait plus, était à Bouillon comme surnuméraire au Bureau des douanes.
Mon frère Nicolas Joseph, sorti du collège d'Arlon, était à Bruxelles comme calqueur dans les bureaux du cadastre, sous M. Euschling.
Ma soeur revint alors de pension. Quant à moi, le père, supposant que j'étais devenu plus raisonnable, m'envoya à l'athénée d'Arlon qu'on venait d'ouvrir; j'étais externe et payais pension chez M. Hollenfeltz, ébéniste, rue des Faubourgs.
Les choses en étaient là, lorsque en janvier 1844, la nouvelle me vint d'Herbeumont que mon père était malade et désirait me voir; je retournai pour huit jours, puis le père étant mieux, je revins à mes livres; mais au mois de mai, le mal s'aggrava et je dus de nouveau quitter l'athénée et revenir à Herbeumont.
Le 6 juillet suivant nous conduisions à sa dernière demeure notre pauvre père, mort à l'âge de soixante et un ans de la maladie des mineurs: un catarrhe pulmonaire chronique. Il avait quarante trois ans d'ardoisière interrompus seulement par deux ans de séjour à Paris, de 1809 à 1811.
Mon père aimait sa famille à l'excès, il se serait ouvert les veines pour nous donner à boire; il pensait toujours aux siens et jamais à lui. II avait travaillé dur, comme travaille un ardoisier, et cela jusqu'à la fin. Hélas ! il avait trop tardé à s'accorder un repos bien mérité ! il ne devait se reposer que dans la tombe.
Il fut amèrement pleuré. Sa mort, prématurée et nullement prévue,
apporta d'ailleurs un certain trouble dans notre existence. Mon frère aîné quitta Bouillon pour revenir à Herbeumont, il fit revenir mon frère. Nico1as-Joseph de Bruxelles et ne me permit pas de retourner à l'Athénée. Nous étions donc tous à la maison ; l'aîné s'était chargé de conduire la barque et avait assigné à chacun sa tache : mon frère Nicolas Joseph dirigeait l'ardoisière, ma soeur l'intérieur de la maison et moi, le dehors.
Ma mère, bonne et indulgente et par cela même impropre à exercer le pouvoir, nous laissait faire, et ne s'occupait que du jardin, ou elle cultivait toutes sortes d'herbes médicales avec lesquelles elle guérissait les femme malades du village.
L'aîné ne s'était réservé que le commandement et l'exerçait tout militairement. Il avait trente et un ans, ma soeur vingt sept, mon frère cadet vingt-trois, je n'avais pas encore vingt et un ans accomplis. Nous étions assez bien d'accord et tout allait, semblait il, pour le mieux. Seulement, mes deux frères paraissaient plus contents de la situation que je ne l'étais moi-même.
Ma soeur songeait tout naturellement à s'établir, bien que du vivant de notre père elle eût refusé plusieurs partis avantageux et qu'elle eût même manifesté souvent l'intention d'embrasser la vie religieuse. C'était, sans doute les bonnes soeurs de Breux qui lui avaient mis ces idées en tête. Le temps et l'expérience de la vie lui en suggéraient d'autres.
De mon côté, voyant que mes frères renonçaient à suivre la voie que notre père leur avait tracée en faisant entrer l'un dans l'administration des accises et l'autre dans celle du cadastre, ,je me crus libre aussi de suivre ma vocation et je décidai d'aller au loin tenter la fortune.
J'avais deux oncles du côté paternel, tous deux célibataires, dont l'un vivait à Herbeumont des petites rentes qu'il avait amassées à Paris pendant un séjour de vingt huit ans. L'autre était resté dans la grande ville. Milicien de 1810, il avait servi sous le général Duc de la Force; licencié en 1814 après la chute de l'Empire, il était entré au service de son ancien général et ne l'avait plus quitté. Le Duc mort, il était resté au service de la Duchesse et y était encore.
Je lui écrivis pour le prier d'essayer de m'y trouver quelque emploi, attendu que j'étais résolu d'aller gagner ma vie loin du village natal.
Il écrivit alors à son frère, mon oncle d'Herbeumont. Il écrivit je ne sais quoi, car mon oncle d'Herbeumont ne voulut pas me montrer la lettre ; il se contenta de m'en faire connaître succinctement le contenu Je ne devais pas, disait la lettre, aller à Paris, mon oncle n'avait rien à m'offrir, il ne pouvait rien me procurer, il était vieux (55 ans) et, d'ailleurs, il avait bien envie de ne plus s'occuper de personne.
Je n'avais jamais vu cet oncle de Paris, mais sa réponse était claire : j'étais bien et dûment averti que je ne pouvais compter sur sa protection. Je résolus quand même d'aller chercher fortune à Paris, dussé je partir â l'aventure.
Je priai mon frère aîné de me procurer l'argent nécessaire pour faire le voyage et le 18 janvier 1845, je prenais, à Sedan, la diligence pour Paris avec soixante francs dans ma poche, la voiture payée.
A cette époque, la diligence mettait deux jours et une nuit pour faire le voyage. Partis de Sedan le 18 à une heure après midi, nous entrions le 20, à 6 heures du soir, dans l'enceinte des fortifications de Paris, qui venaient d'être achevées.