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l'émigrant

Histoires de Voyageurs et émigrants


PERLOT, JEAN-NICOLAS

Herbeumont, prov. de Luxembourg, le 6 décembre 1823 - Arlon, le 19 janvier 1900

Chercheur d'or en Californie de 1851 à 1857 ; 
jardinier, géomètre, agent immobilier à Portland, Orégon de 1857 à 1872.

Chapitre I Chapitre III

 


Chapitre II

Quand on n'est jamais sorti de son pays, que ce pays est l'Ardenne, qu'on a vingt et un ans et que l'on entre dans Paris avec soixante francs dans sa poche, sans savoir où aller ni que faire, il est tout naturel que le coeur batte un peu plus fort que d'habitude; c'est ce qui m'arriva.
Nous entrions par la barrière de la Villette. La rue brillamment éclairée au gaz, les étalages des magasins, la foule qui circulait, affairée, dans toutes les directions, le bruit des voitures rutilant sur le pavé, tout cela m'étourdissait, me donnait une sorte de frisson, produisait en moi une surexcitation fébrile que j'eus peine d'abord â maîtriser.
Heureusement, le trajet est long de la Barrière à la Place Notre Dame des Victoires, où la diligence s'arrêtait, et ,j'eus le temps de revenir de mon émotion, de recouvrer un peu de sang froid, enfin de prendre un air à peu près aussi dégagé que les autres voyageurs.
La diligence s'arrête, les voyageurs descendent. Dans la foule qui entoure la voiture, chacun reconnaît un frère, une soeur, un oncle peut-être, tout au, moins un cousin, un ami ; on s'embrasse, on se serre la main, on se félicite. Ce spectacle m'attristait . . . . . . personne ne m'attendait, moi, et pas une main amie ne se tendait vers la mienne. J'étais plus isolé dans cette foule que Robinson dans son île ! Pendant que debout auprès de la diligence, j'attendais qu'on descendît ma malle de l'impériale, j'arrêtais mon plan de campagne, mais seulement pour la nuit et le jour d'après, car je ne voyais pas plus loin ; au delà, l'avenir était noir . . . . . Sur cet avenir qui ne devait commencer que le surlendemain, la délibération ne pouvait être longue ; j'avais conclu en disant : je verrai. Quant au présent, le parti auquel je m'arrêtai était celui ci :
Prendre ma malle seul si je ne trouvais personne pour m'aider à la porter, entrer dans la première auberge ( je ne savais pas encore qu'à Paris une auberge se nomme un hôtel ) que je rencontrerais, y loger pour la nuit, et le lendemain chercher de l'ouvrage, quel que fut l'ouvrage et quel que fût le salaire, en attendant mieux. On descend enfin ma malle, mais au lieu de me la remettre on la porte dans une grande salle, et là je remarque que ces Messieurs de l'octroi examinent avec attention ce que chacun apporte de la province. Ils faisaient ouvrir une malle après l'autre, vérifiaient, puis passaient; ils arrivent à la mienne, appellent mon nom pour que j'ouvre, ce que je me hâte de faire; en me relevant je sens une main qui se pose sur mon épaule, je me retourne et après deux secondes d'hésitation, sans qu'aucune parole eût été prononcée de part ni d'autre, j'embrasse mon oncle. Je ne l'avais jamais vu, mais il était inutile qu'il se donnât â connaître, j'avais devant moi la vivante image de mon père la ressemblance était aussi parfaite qu'il est possible.
Ma surprise était grande, mon oncle s'en aperçut. " Vous ne m'attendiez pas, me dit il, je le vois bien, mais plus tard je vous conterai la chose; maintenant prenez votre parapluie, et Jean, dit il en indiquant un homme avec des crochets sur le dos, Jean prendra votre malle. Donnez moi votre bras et partons. "
Nous nous mîmes à marcher tant et si bien que nous arrivâmes rue de Grenelle St Germain n° 53, à l'Hôtel de la duchesse de la Force, laquelle était morte le 1er janvier 1845, c'est à dire depuis trois semaines. L'hôtel était encore dans l'état où l'avait laissé la duchesse en partant de ce monde, sauf que le personnel avait été congédié, â l'exception de mon oncle, de la femme de chambre et de la cuisinière.
Le duc de Lespar, neveu et héritier de la défunte, les avait engagés jusqu'au printemps, époque où il avait l'intention de faire une vente et de louer ce qui n'aurait pas été vendu.
Mon oncle m'installa dans une chambre à un lit, assez confortable, qu'avait sans doute occupée le cocher, le valet de chambre ou un domestique quelconque de l'hôtel.
Le lendemain, â déjeuner, mon oncle, me dit : " mon neveu ! vous voilà à Paris, et cela sans y être appelé ni attendu; j'aimais beaucoup votre père et c'est pourquoi je suis allé hier vous prendre à la voiture. N'allez pas croire cependant que je sois disposé à me charger de vous; pour cela, non, non ; vous êtes ici sans le consentement de personne, eh bien! voyez, essayez de vous en tirer; tout ce que je puis faire c'est de vous loger et de vous nourrir pendant. un certain temps.
Je vais vous donner les adresses de la plupart des pays, vous irez les voir et peut être l'un ou l'autre trouvera t il à vous occuper, mais quant à moi, je ne peux pas m'occuper beaucoup de vous, vu que je ne peux pas donner sur votre compte des renseignements aussi bons que je le voudrais.
Mon oncle, lui dis je, je vous remercie beaucoup de la bonté que vous avez de m'offrir de me loger et de me nourrir; quand je suis parti d'Herbeumont, je n'espérais pas tant, car mon oncle Jean Baptiste m'a dit que, vous ne vouliez pas me recevoir, et que vous ne teniez pas à me voir.
Je n'ai pas dit ça, me dit il vivement en me coupant la parole; au reçu de votre lettre, j'ai écrit â mon frère pour lui demander votre âge, votre savoir faire et votre conduite, et, tenez, voici sa réponse ; vous verrez ce que M. le curé pense de vous ". Ce disant, il me donne deux longues et larges lettres portant la date du 17 janvier 1845, dont une de mon oncle, d'Herbeumont et l'autre de M. Mangin, à cette époque curé d'Herbeumont et aujourd'hui gros et gras curé de Jamoigne.
Je lus, et ma stupéfaction fut grande!
J'étais un garçon de mauvaise conduite et mon oncle ne devait pas s'occuper de moi sous peine de se compromettre, tel était en somme le contenu de ces lettres.
Heureusement que mon oncle, ayant à sortir pour je ne sais quelle affaire, m'avait laissé à table avec Mlle Henriette, ex femme de chambre de la duchesse; s'il fut resté là, je me serais trouvé dans l'impossibilité de lui répondre, et il eût pris sans doute mon silence pour un aveu.
J'étais comme anéanti et j'avais perdu la conscience de ce que je fesais, je lisais machinalement sans comprendre et je voyais tourner la salle autour de moi. Me sentant pris de maux de coeur, je pose les lettres sur la table et, sors précipitamment pour gagner la cour; Mlle Henriette qui devinait sans doute le motif de ma brusque sortie, descendit peu après et m'appela; " je crois, dit-elle, que vous n'êtes pas bien ; vous feriez mieux de ne pas rester ici, il y fait froid, venez en haut achever votre déjeuner et vous chauffer. "
Je remontai avec elle et, histoire de lui montrer que je n'étais pas malade, j'achevai de déjeuner; le coup que j'avais reçu ayant produit son effet, j'avais recouvré tout mon sang froid : ma résolution était prise de quitter mon oncle, ne voulant pas le compromettre. Mlle Henriette qui, pour être vieille (62 ans), ne laissait pas d'être curieuse, me fit causer et finalement apprit ou devina la cause de mon trouble.
Vous ne connaissez pas votre oncle, me dit elle; c'est un excellent homme, il a beaucoup pleuré à la mort de votre père; il l'aimait beaucoup, il en parlait souvent. A sa mort, il a écrit de suite â son frère pour demander si aucun de vous ne voudrait venir à Paris, disant qu'il essaierait de vous placer; mais son frère lui a répondu qu'il ne devait pas s'occuper de vous autres, que vous n'en aviez pas besoin, que d'ailleurs vous n'étiez pas du tout aisés à gouverner, et que probablement vous finiriez mal.
Il s'est fâché tout rouge, puis a récrit en termes très vifs à son frère, qui n'a pas répondu. Quant enfin votre lettre est arrivée, au lieu de vous répondre personnellement, il a écrit à son frère une lettre très serrée ; je l'ai vue, moi, cette lettre. Il lui reprochait de ne pas aimer sa famille, de se laisser mener par un étranger; il trouvait mauvais de l'avoir trompé sur les intentions des fils de son frère et terminait en lui disant de vous envoyer tout de suite. Hier, à la distribution de 9 heures du matin, il a reçu ces deux lettres qu'il vous a données à lire; ça m'étonne qu'il vous les ait données, car il m'avait dit de ne pas en parler, mais il tenait absolument à vous voir ; je suis sûre qu'il était rue Notre Dame des Victoires plus de quatre heures avant que vous y arriviez.
Il m'a dit qu'il vous avait bien reconnu lorsque vous êtes descendu de la diligence, mais il a attendu que l'octroi vous appelle pour votre malle, afin d'être bien sûr de son fait avant de vous accoster. Il va revenir bientôt, il est à la messe ; je ne pense pas qu'il croie beaucoup ce que lui écrit votre curé; autrement il ne vous aurait pas montré cette lettre là, car je le connais, il est très discret. Ne lui parlez pas de ce que je vous ai dit et soyez sans crainte, il vous placera quelque part, car, en définitive, moi non plus je ne crois pas que vous soyez aussi mauvais garçon qu'ils le disent.
Je remerciai Mlle Henriette de ses bonnes paroles et surtout de la bonne opinion qu'elle voulait bien avoir de moi ; puis j'attendis patiemment que mon oncle fut de retour. Il arriva comme j'étais encore occupé à relire les lettres qu'il m'avait données en déjeunant.
Vous voyez, me dit il, pourquoi mon frère vous a dit que je ne m'occuperais pas de vous; il sait bien que je ne m'occupe pas de ceux qui ne le méritent pas; et votre pasteur m'écrit, parce qu'il paraît qu'il vous a délivré un bon certificat, et il craint que je ne m'appuie là dessus pour vous recommander quelque hart. Ou est ce certificat ? Le voilà, dis je, et je remets à mon oncle un certificat de bonne vie et moeurs que j'étais allé chercher chez le curé deux jours avant de partir, mais que je n'avais reçu de mon oncle que juste au moment du départ. Ce certificat était excellent; j'y étais signalé comme un jeune homme recommandable sous tous les rapports ; et la lettre de ce bon M. Mangin disait tout le contraire! Eh bien! mon oncle, que pensez vous de cet homme, qui dit le pour et le contre? Je ne suis pas M. le curé Mangin, mais je ne voudrais pas faire ce qu'il fait là, ça me semblerait mal.
Je suis sur maintenant que c'est lui qui est cause que mon oncle Jean-Baptiste est indisposé contre moi; il vous écrit pour arriver aux mêmes fins auprès de vous.
Quel but le curé poursuit il ? Quels griefs a t il contre moi ?
Je ne lui ai ,jamais rien lait, c'est peut être pour nous récompenser de ce que mon père a fait son possible pour l'installer à Herbeumont.
Je fesais allusion à ceci :
En 1838, le curé Benoît, digne curé et digne homme, aimé de tout le village, fut déplacé par l'évêque malgré tous les efforts que fit Herbeumont pour le garder. Après être resté trois mois sans curé, la commune, dont mon père était premier échevin, décida qu'après tout, le village ne pouvait. pas continuer à rester ainsi ; elle fit appel à l'évêque, qui choisit M. Mangin, alors vicaire à Bertrix, pour remplacer M. le curé Benoît.
Il ne s'agissait plus que de l'installer, mais pour cela il fallait lutter contre tout le village, qui n'en voulait pas; le conseil communal chargea mon père de cette mission difficile. Il dut accepter parce que lui seul était assez bien vu clans l'endroit pour oser l'essayer.
L'installation se fit, mais pas sans peine, sans injures à l'adresse du nouveau curé, ni même sans procès verbaux, auxquels mon père, du reste, se garda bien de donner aucune suite.
Je dois ici ajouter, à l'actif du curé Mangin, qu'il se montra très reconnaissant; tant que mon père vécut, ils restèrent amis. A la mort de mon père, qui resta échevin jusqu'à la fin, M. le curé Mangin prononça son éloge, le corps présent à l'église. Son discours fut long, fort élogieux et reconnu mérité par tous les habitants, et surtout par les ouvriers ardoisiers, qui avaient suspendu leurs travaux et encombraient l'église pour venir rendre les derniers devoirs à celui qui avait été pendant dix ans leur directeur; en effet, à l'époque où mon père avait vendu la moitié de son exploitation à M. Pierlot. celui ci lui avait confié la direction des travaux intérieurs de toutes ses ardoisières.
Mon oncle de Paris connaissait ces détails et se rappelait fort bien l'histoire de l'installation du curé Mangin.
Eh bien! soit, continuai je, mettez moi à la porte et que le curé Mangin soit satisfait; du reste, ce qu'ils vous disent est vrai, je suis parti sans compter sur vous, puisque vous aviez écrit, à mon oncle que vous ne tenez pas à me voir; je n'avais non plus pas envie de venir vous gêner; je venais à Paris comptant m'y placer tout seul et y gagner ma vie ; pourquoi pas ? bien d'autres le font. Une fois placé et occupé n'importe à quoi, j'aurais essayé de vous voir. Et tenez! après tout, vous ne pouvez pas faire autrement que de croire plus ou moins ce que vous dit le curé Mangin ; vous ne pouvez donc avoir confiance en moi, indiquez moi une auberge et pour ne pas vous compromettre, comme dit M. Mangin, je m'en irai.
Ta, ta, ta, il ne s'agit pas de tout cela, me dit mon oncle; je ne suis pas allé vous chercher pour vous mettre à l'auberge, puis, vous êtes à Paris ; ici on ne se met pas à l'auberge comme vous le croyez. Enfin, ne parlons plus de cela. Je vais vous donner les adresses des pays, vous irez les voir, ça vous apprendra à connaître un peu Paris, vous entendrez ce qu'ils vous diront. D'abord, attendez que vous soyez ici de quelques semaines pour vous acclimater, puis après . . . nous verrons. Ne dites rien aux connaissances à propos de ces lettres, que j'aurais peut être bien fait de ne pas vous montrer; mais j'ai cru que c'était le plus court pour vous expliquer ma conduite à votre égard. N'en parlons plus ; le plus beau démenti que vous puissiez donner à ces lettres, c'est de bien vous conduire, car venir à Paris et se mal conduire est un malheur. Vous vous rappelez que votre père n'a déjà pu rien faire de vous; il a du vous retirer de l'école et vous mettre deux ans en punition, comme il appelait cela. Il est vrai que vous étiez jeune; maintenant que vous avez vingt et un ans, il faut espérer que la raison vous est enfin venue. Eh bien, prouvez le par votre bonne conduite, et nous oublierons le passé. Comme je vous l'ai dit, vous avez votre chambre pour la nuit, trouvez vous ici aux repas, nous mangerons ensemble ; d'ici à quelques semaines, lorsque vous serez fixé sur ce que vous voulez faire, eh bien! alors . . . nous verrons. En attendant, voici les adresses dont je vous ai parlé, vous irez vous promener chez ces gens là, vous verrez ce que c'est que Paris ; mais je vous le répète, ne parlez de rien à personne, tenons cela pour nous; ce que vous direz aux gens du pays sera bientôt répété à Herbeumont, et je n'aime pas qu'on y sache si vite ce qui se passe ici. "
Tout naturellement, je consentis à tout ce que mon oncle voulut. J'aurais cependant volontiers envoyé cette cabale au diable, mais je ne connaissais pas Paris, je n'y connaissais personne, j'avais en tout cinquante huit francs dans ma bourse (j'avais dépensé deux francs pendant le voyage); d'un autre côté, il y avait je ne sais quoi qui me faisait aimer cet oncle là. D'abord, il ressemblait tout à fait â mon père, puis avait la parole douce et vous disait les choses les plus dures de manière à donner tort à celui qui s'en serait fâché. Enfin mademoiselle Henriette m'avait dit : c'est un excellent homme, et j'étais d'autant plus porté à l'en croire qu'à la première vue je l'avais moi même jugé tel. Donc, je me laissai faire, et à partir de ce moment, je me conformai strictement au programme que m'avait tracé mon oncle.
Je passai mon temps à visiter les pays, ceux d'Herbeumont, de Bertrix, de Cugnon, d'Orgeo, de Ste Cécile etc., mais dans ce monde là, à l'exception de deux ou trois, je ne voyais que des domestiques, valets de chambre, cochers, chasseurs ou portiers ; quelques autres étaient commis, marchands ou employés de chemins de fer.
Au bout de quatre semaines, je les connaissais à peu près tous; je savais ce qu'ils fesaient, ce qu'ils gagnaient; ils m'offraient à peu près tous de me trouver une place, mais au bout du compte je ne voyais rien venir que le fond de ma bourse: il me restait dix francs.
Mon oncle ne touchait jamais la question d'argent, moi non plus.
Il fallut pourtant bien l'aborder.
Je lui dis un jour
" Mon oncle, voilà un mois que je vis à vos dépens, il serait temps d'en finir; lorsque je vais voir ces Messieurs, par politesse ils me paient une bouteille, et tout naturellement je paie la mienne. or, je ne pourrai bientôt plus la payer, parce que ma bourse s'en va, et si je n'ai plus d'argent, je n'irai plus voir personne, je n'aime pas recevoir ce que je ne peux pas rendre.
Ah! vous voyez, dit il, comme l'argent s'en va vite et que vous auriez eu de la peine de vous placer tout seul. Mais, lui dis je, si je n'avais pas compté sur vous, je serais déjà placé, car l'autre jour, en passant sur je ne sais quelle place, j'ai vu un groupe d'ouvriers, je suis resté là un instant et je crois que j'aurais pu trouver à m'employer.
Ah bon ! dit il, voilà maintenant que vous voulez vous mettre manoeuvre ; manoeuvre à Paris ! Vous auriez mieux fait de rester à Herbeumont. Mais, dis je, faire n'importe quoi est encore mieux que de vivre sur le compte d'un autre. Quand même je serais manoeuvre, cela ne prouve pas que je le resterais toujours.
Combien vous reste t il ?
Dix francs.
Eh bien, tenez, en voilà trente, ça vous en fait quarante ; attendez encore trois ou quatre semaines, puis, je pense que vous entrerez chez un appelé Dupont, un de rues amis qui tient un magasin rue du Bac, et je crois que vous serez mieux là que d'être manoeuvre. Que vous êtes enfant de croire qu'à Paris mener la brouette, ça conduise à quelque chose.
Mais, dis je, cela conduit toujours à gagner sa vie, et c'est tout ce que je cherche pour le moment.
Comment ! dit il, vous qui sortez du collège, vous ne trouvez pas mieux pour gagner votre vie que de venir à Paris mener une brouette. ? Si ceux d'Herbeumont savaient que vous avez eu l'idée d'aller vous embaucher sur la place de grève car je crois que c'est là la place que vous voulez me dire ils se moqueraient de vous et ils auraient raison. Et. moi, votre oncle, je serais honteux d'avoir un neveu qui ne connaîtrait rien de mieux à faire que cela."
Enfin, il en dit tant qu'il parvint à me fermer la bouche et me faire baisser l'oreille.
laissons le faire, me disais je ; s'il a autre chose à m'offrir, tant mieux. Ce qu'il y avait de sûr c'est que j'étais plus gêné que lui, de vivre à ses dépens, car je ne paraissais pas du tout le gêner; ,je crois qu'il était plutôt heureux d'avoir l'occasion de m'être utile.
Peu après, un M. Deleau, né à Conque près d'Herbeumont et ancien cocher, actuellement portier rue Chaussée d'Antin n° 49, vint voir mon oncle et l'invita à dîner avec son neveu. Nous y allâmes; le dîner se donnait dans une des pièces de l'appartement occupé par M. Odier, le futur beau père du général Cavaignac. Les convives étaient nombreux ( seize personnes ); j'en connaissais déjà plusieurs.
Après le dîner, Deleau dit à mon oncle: " Qu'as tu envie de faire de ton neveu? Il me semble que tu le tiens longtemps avant de le placer. Ne saurais-tu, par hasard, qu'en faire? Dis le moi, si c'est ça, moi je m'en chargerai, mais tu sais, moi je colle à une place ou à l'autre et puis voilà ; c'est tout ce que je puis faire, mais je le ferai avec plaisir, du moment qu'il s'agit de ton neveu. Toi, tu peux faire mieux, voilà pourquoi ,je ne t'ai rien proposé.
Ah ! dis donc ? on m'a dit que M. X. t'avait proposé de sen charger et que tu l'avais remercié; alors j'ai pensé que tu avais son affaire. A quoi vas tu le mettre ?
J'ai, dit mon oncle, pris un arrangement avec Dupont que tu connais, et il entrera chez lui le 15 mars ; il paiera mille francs pour un an ; il parait qu'au bout de ce temps, un jeune homme gagne aisément dans cette maison pour se suffire. Après, ma foi, il fera comme les autres, il tâchera de s'en tirer.
Ah, quant à s'en tirer, dit Deleau, il s'en tirera et plus aisément que nous, il est instruit, lui, et ceux là ne sont jamais en peine. Te rappelles tu ? voilà quelque chose comme trente ans, à notre arrivée ici, que nous étions bêtes ! nous étions bien plus gauches que lui et nous nous en sommes tirés tout de même.
Oh, dit mon oncle, il s'apprivoise déjà un peu et je pense que s'il reste un mois de plus chez moi, il pourra se tenir en place.
Aisément, dit Deleau, mais, dis donc, achète lui une autre redingote; tu vois, la sienne est démodée et les jeunes gens aiment à être proprement vêtus, il usera celle ci dans son magasin.
Comme tu y vas ! à t'entendre, on croirait que je fais les billets de banque.
Comment ! non d. D.! toi qui viens d'hériter de la duchesse, toi qui as des rentes, tu laisserais une mauvaise redingote sur le dos de ton neveu ?
Ah! mais, vois tu, il va déjà me coûter passablement ; il faudra bien que je lui avance ses frais de l'année, puis que je paie ses mille francs de pension.
Bast, c'est rien d'ça ; tu sais bien qu'il te remboursera, d'ailleurs tu as connu le père, eh bien, le voilà, tiens, dit il en me montrant, et crois moi, je m'y connais.
Pourtant, il parait qu'au pays il était passablement dissipé.
C'est ton frère qui t'écrit cela ? Oui, et puis le curé de l'endroit, et si tu voyais la lettre, je ne sais pas ce que tu en penserais.
Je n'en penserais rien du tout, dit Deleau brusquement; ces nom d. D. de bigots vous font un crime de cracher à terre ; ils s'entendent si bien à salir un homme ! tu sais bien que je ne dis pas cela pour toi, tu fais ta religion, tu crois que c'est ton devoir, tu fais bien c'est ton affaire; mais tu sais bien aussi que ton frère est un fanatique dans toute la force du terme ; il suffit que le curé n'aime pas quelqu'un pour que ton frère le haïsse c'est comme cela le premier imbécile venu, s'il a une tonsure, fera de ton frère tout ce qu'il voudra. Lui, vois tu, ce n'est pas toi, et tu le sais bien. Et d'abord, quel crime a t il commis, ton neveu? Oh, dit mon oncle, je ne sais pas, tu peux le lui demander.
Alors Deleau, se tournant vers moi : " Quelle mouche a donc mordu votre curé, dit il, qu'il ne vous aime pas '? " 4V
Je répondis : il m'a donné un bon certificat, et après cela il a écrit contre moi à mon oncle, mais je ne sais pas pourquoi.
Ah ça, voyons, il doit avoir une raison quelconque pour vous en vouloir.
Eh bien, la raison, la voici peut être, car je n'en connais pas d'autre
Il y a quatre ans, mon père me donna un poulain pour aller le vendre à la foire de Florenville. C'était un samedi ; mon poulain n'ayant été vendu et livré que vers deux heures de l'après midi, je n'avais pu, étant seul, aller dîner; une fois libre, je vais dîner à l'hôtel Briquemont. Il n'y avait que du gras à manger et comme j'avais grand'faim, je dînai tout de même, puis, à Pâques, j'allai me confesser près de M. le curé Mangin, qui me renvoya sans absolution parce que ,j'avais mangé du gras à la foire de Florenville (rire général). A partir de ce temps là, je ne suis plus allé à confesse près de M. Mangin, il m'en a toujours voulu pour cela; voilà la seule affaire que j'aie eue avec lui ; vous voyez, il m'en veut toujours, il s'opposait à ce que je partisse pour Paris. "
La société s'était fort amusée de ce récit, fait avec le sérieux que j'aurais pu mettre à conter le plus grave évènement; mais mon oncle riait moins que les autres et tout juste ce qu'il fallait pour se donner une contenance.
Il est peut être à propos que je dise ici que mes deux oncles étaient très religieux. Ils allaient l'un et l'autre se confesser et communier cinquante deux fois par an, se confesser le samedi et communier le dimanche. Par ce simple fait, tout le monde comprendra à qui j'avais à faire. Du reste, à part ce trait commun, les deux caractères étaient diamétralement opposés. M. Deleau venait d'esquisser celui de mon oncle Jean Baptiste d'Herbeumont et, s'il avait peu parlé, il avait touché juste : le portrait était ressemblant. Quant à mon oncle Jean Jacques, de Paris, figurez vous le meilleur des hommes, faisant consister son bonheur à rendre les autres heureux, cela sans s'informer de la religion qu'ils pratiquaient ni même s'ils en pratiquaient aucune. Il avait peut-être des ennemis ( quoique je ne lui en aie jamais connu ) mais pour sur il n'était l'ennemi de personne. Je ne citerai qu'un fait, qui suffira à peindre son caractère.
Il faut reprendre l'histoire d'un peu haut et remonter jusqu'à l'année 1810. Il était milicien de la levée de cette année, et attendait son ordre de départ. Mon père, alors à Paris, connaissant son aversion bien prononcée pour le noble métier des armes, lui envoie son propre passeport en l'engageant à se rendre â Paris où il espérait le soustraire aux recherches de l'autorité militaire. Mon oncle part, en effet, sans prévenir personne, sans mettre surtout la famille dans son secret, et arrive sans encombre à Paris, grâce au passeport dont le signalement répondait parfaitement au sien, à une différence d'âge près de cinq années. Aussitôt arrivé, son pays Deleau lui trouve une place.
Quelques mois après, sa classe est appelée ; il ne se présente pas, il est considéré comme réfractaire; ses parents déclarent qu'il est parti dans l'intention de se rendre à Paris, mais qu'ils ne savent s'il y est réellement, attendu qu'il n'a pas donné de ses nouvelles et que son frère Joseph, dans ses lettres, n'en parle jamais. C'était la vérité.
Le maire d'Herbeumont n'était pas en de bons termes avec la famille, et il vit là une bonne occasion de lui faire sentir le poids de son inimitié. Il fait savoir à l'autorité que la famille Perlot cache son fils, qu'il en est sûr, qu'un appelé X. . . affirme avoir vu celui ci dans la maison paternelle pendant la semaine. Sur cette affirmation du maire, le gouvernement envoya chez le père huit garnisaires à cheval qu'il fallait nourrir, loger et payer jusqu'à ce qu'on retrouvât le fils. Or, je l'ai dit, un des bons motifs qu'il avait de ne pas faire connaître la retraite de celui ci, c'est qu'il l'ignorait ; et, en attendant, les garnisaires ruinaient la maison. Au bout de quinze jours, le père écrit à son fils Joseph ce qui se passe, le priant d'envoyer ce qu'il pouvait avoir d'argent, autrement le bien allait être vendu pour acheter l'avoine et les vivres nécessaires à l'entretien des garnisaires, qui d'ailleurs malmenaient la famille. Au reçu de cette lettre, mon père va voir son frère et la lui montre. Eh bien, dit mon oncle, il faut rejoindre de suite, mais ce M. X. . . d'Herbeumont n'est pas un honnête homme, il affirme une chose qui n'est pas ".
Quelques jours après, mon oncle marchait au pas dans les rangs de sa compagnie.
Il parvint rapidement au grade de sergent major. Il savait lire et écrire et, dans ce temps là, c'était un crâne celui qui savait lire et écrire. Il ne parvint pas toutefois à prendre goût au métier ; il le quitta dès qu'il put, revint à Paris et s'y plaça.
Depuis cette affaire, les deux familles sont restées ennemies. De nos jours encore, un froid existe entre elles, et beaucoup de leurs membres n'en connaissent pas la cause.
Vers l'année 1830, un nommé X., très proche parent du dénonciateur, s'en vint à Paris chercher fortune, plein d'espoir parce qu'il avait quelque instruction. Il trouva une place, la perdit, et se trouva bientôt sans argent, sur le pavé de Paris, pavé fort dur pour les gens sans place et sans argent. Il connaissait l'histoire que je viens de raconter et n'osait aller voir mon oncle, qui aurait pu le placer. Enfin, à bout de ressources, il dut s'y décider.
Je répondis : il m'a donné un bon certificat, et après cela il a écrit contre moi à mon oncle, mais je ne sais pas pourquoi.
Mon oncle l'accueillit, le logea, le nourrit, l'habilla et le plaça. Dès lors, X. fut en position de se tirer d'affaire, et, de fait, il s'en tira fort bien.
A mon arrivée à Paris, il était commis dans un magasin en gros. Chose assez rare, il n'avait pas oublié le service que mon oncle lui avait rendu. Lorsqu'il apprit que j'étais arrivé et que je demeurais chez mon oncle, il vint me voir. Je ne l'avais jamais vu, nous fîmes connaissance ce jour là.
Il me dit : " vous venez d'arriver, vous désirez probablement rester quelque temps avec votre oncle. han bien, je me mets à votre disposition, vous pouvez compter sur moi, si toutefois vous avez besoin de moi ; tout ce qu'il me sera possible de faire pour vous, je le ferai. "
Je le remerciai en lui disant que j'attendais ce que mon oncle déciderait.
Quelques jours après, il revint à la charge auprès de mon oncle et s'offrit à se charger de moi. Mon oncle l'en remercia et les choses en restèrent là.
Je ne sus qu'il avait fait cette démarche que parce que Deleau en parla à mon oncle pendant que nous étions chez lui.
En sortant de chez Deleau, je dis à mon oncle qu'il aurait peut être bien fait d'accepter l'offre de M. X. " Ah, dit il, laissez M. X. tranquille, je n'aimerais pas de recourir à lui ; il a eu besoin de moi dans le temps et il m'a trouvé; c'est par reconnaissance qu'il offre de vous être utile. C'est un bon garçon qui se conduit bien, très bien même, mais son caractère un peu fier et hautain l'empêche d'avoir des amis; n'allez pas le voir souvent, car il n'aime pas ça.
Et puis, voyez vous, dans sa famille il n'y avait pas que des honnêtes gens.
Là dessus mon oncle rue raconte l'histoirequ'on vient de lire.
Mais alors, dis je, mon oncle, pourquoi l'avez vous hébergé? Comment! dit il, pourquoi ? mais parce que c'était mon devoir, parce que je pouvais le faire et, pour sûr, il en avait besoin, car je savais bien qu'il n'avait recours à moi qu'à la dernière extrémité. Ce n'est pas parce qu'il avait des membres de sa famille qui ne valaient rien, que je me trouvais dispensé de remplir mon devoir envers lui. Je ne veux pas avoir de rapports avec ces gens là, c'est vrai, mais ce n'est pas parce que je les hais, ah non ! c'est simplement parce que je les connais et rien de plus. Voyez vous, neveu, il faut aimer tout le monde, mais ne fréquenter que les honnêtes gens. Moi, je ne peux pas en vouloir à ces gens là parce qu'ils sont méchants; je les évite, voilà tout. La meilleure vengeance qu'un homme puisse tirer de ceux qui lui ont fait du mal, c'est de leur faire du bien. Croyez moi bien, j'ai ressenti plus de plaisir à lui rendre service que ses parents n'en ont trouvé à me nuire ; d'ailleurs, personnellement, M. X. méritait qu'on s'intéressât à lui : voyez, après quinze ans, il m'est plus reconnaissant que beaucoup d'autres auxquels j'ai rendu à peu près les mêmes services. Or, quand un homme garde si longtemps le souvenir d'un service reçu, il est difficile de croire qu'il n'ait pas d'autres vertus. Si je ne veux pas qu'il s'emploie pour vous, en voici la raison
Lorsqu'on saurait à Herbeumont que c'est lui qui vous a placé, ses parents s'en vanteraient partout et ceci ferait peu de plaisir à notre famille. Non, laissez le, vous dis-je, nous en sortirons bien sans lui. "
Peu après, nous rentrions à la maison et la chose en resta là.
Une fois seul dans ma chambre, je me mis à récapituler tout ce que j'avais appris depuis mon arrivée à Paris. D'abord, de mes deux oncles, la chose était certaine, l'un ne m'aimait pas ; pourquoi ? parce que j'avais encouru la disgrâce de mon curé ; et ce curé, qu'avait il à me reprocher? Un délit que j'avais commis à seize ans, délit purement théologique, dont il faisait un crime et qu'il invoquait pour m'aliéner mes deux oncles. Le pauvre homme !
Mais non, le pauvre homme était plus sérieux que cela. Il lui fallait une arme contre moi et il ramassait celle là à défaut d'autre. Il avait ses raisons pour brouiller les oncles avec les neveux. Il était déjà parvenu à ses fins à l'égard d'autres neveux, mon tour était venu. Ah !comme je voyais clair maintenant dans son jeu, à cet excellent prêtre ! Dame ! lorsqu'il y a des oncles rentiers, célibataires et dévots, le premier devoir du curé est évidemment de séparer les oncles des neveux afin que le testament soit conforme aux intérêts qu'il a à coeur. L'église est si pauvre ! et ce n'est pas mal faire, les neveux étant d'ordinaire des vauriens ; au contraire, c'est une bonne oeuvre et je crois même que des indulgences y sont attachées.
L'oncle d' Herbeumont était gagné, le fait était constant. Il ne s'agissait plus, pour le curé, que de conquérir l'oncle de Paris. Or, le curé, ne le connaissant, pas, le jugeait par celui d'Herbeumont. II devait donc avoir tout espoir de réussir ; de là, la lettre qu'il avait écrite et qu'il avait mise dans celle de l'oncle Jean Baptiste, afin d'inspirer plus de confiance et aussi afin d'économiser les quatorze sous que coûtait à cette époque le port d'une lettre envoyée d'Herbeumont à Paris et vice versa. Mais il s'était trompé sur le caractère de l'homme ; la dévotion n'avait pas éteint chez mon oncle les autres sentiments ; il aimait sa famille, et le curé Mangin, pour éloquent qu'il fût, n'était pas de force à lui mettre en tète que son devoir était de haïr ses parents.
Voilà pourquoi le bon oncle s'occupait de moi en dépit de son frère et en dépit du curé.