MAIN PAGE | Belgians in the Civil War |
Emigrantsarrival | Belgians in America | links |
SOURCES and DOCUMENTS: Books & Articles
PERLOT, JEAN-NICOLAS
|
Chapitre I | Chapitre III |
Chapitre II
Quand on n'est jamais sorti de son pays, que ce
pays est l'Ardenne, qu'on a vingt et un ans et que l'on entre dans Paris
avec soixante francs dans sa poche, sans savoir où aller ni que faire,
il est tout naturel que le coeur batte un peu plus fort que d'habitude;
c'est ce qui m'arriva.
Nous entrions par la barrière de la Villette. La rue brillamment
éclairée au gaz, les étalages des magasins, la foule qui circulait,
affairée, dans toutes les directions, le bruit des voitures rutilant sur
le pavé, tout cela m'étourdissait, me donnait une sorte de frisson,
produisait en moi une surexcitation fébrile que j'eus peine d'abord â
maîtriser.
Heureusement, le trajet est long de la Barrière à la Place Notre Dame
des Victoires, où la diligence s'arrêtait, et ,j'eus le temps de revenir
de mon émotion, de recouvrer un peu de sang froid, enfin de prendre un
air à peu près aussi dégagé que les autres voyageurs.
La diligence s'arrête, les voyageurs descendent. Dans la foule qui
entoure la voiture, chacun reconnaît un frère, une soeur, un oncle
peut-être, tout au, moins un cousin, un ami ; on s'embrasse, on se serre
la main, on se félicite. Ce spectacle m'attristait . . . . . . personne
ne m'attendait, moi, et pas une main amie ne se tendait vers la mienne.
J'étais plus isolé dans cette foule que Robinson dans son île ! Pendant
que debout auprès de la diligence, j'attendais qu'on descendît ma malle
de l'impériale, j'arrêtais mon plan de campagne, mais seulement pour la
nuit et le jour d'après, car je ne voyais pas plus loin ; au delà,
l'avenir était noir . . . . . Sur cet avenir qui ne devait commencer que
le surlendemain, la délibération ne pouvait être longue ; j'avais conclu
en disant : je verrai. Quant au présent, le parti auquel je m'arrêtai
était celui ci :
Prendre ma malle seul si je ne trouvais personne pour m'aider à la
porter, entrer dans la première auberge ( je ne savais pas encore qu'à
Paris une auberge se nomme un hôtel ) que je rencontrerais, y loger pour
la nuit, et le lendemain chercher de l'ouvrage, quel que fut l'ouvrage
et quel que fût le salaire, en attendant mieux. On descend enfin ma
malle, mais au lieu de me la remettre on la porte dans une grande salle,
et là je remarque que ces Messieurs de l'octroi examinent avec attention
ce que chacun apporte de la province. Ils faisaient ouvrir une malle
après l'autre, vérifiaient, puis passaient; ils arrivent à la mienne,
appellent mon nom pour que j'ouvre, ce que je me hâte de faire; en me
relevant je sens une main qui se pose sur mon épaule, je me retourne et
après deux secondes d'hésitation, sans qu'aucune parole eût été
prononcée de part ni d'autre, j'embrasse mon oncle. Je ne l'avais jamais
vu, mais il était inutile qu'il se donnât â connaître, j'avais devant
moi la vivante image de mon père la ressemblance était aussi parfaite
qu'il est possible.
Ma surprise était grande, mon oncle s'en aperçut. " Vous ne m'attendiez
pas, me dit il, je le vois bien, mais plus tard je vous conterai la
chose; maintenant prenez votre parapluie, et Jean, dit il en indiquant
un homme avec des crochets sur le dos, Jean prendra votre malle. Donnez
moi votre bras et partons. "
Nous nous mîmes à marcher tant et si bien que nous arrivâmes rue de
Grenelle St Germain n° 53, à l'Hôtel de la duchesse de la Force,
laquelle était morte le 1er janvier 1845, c'est à dire depuis trois
semaines. L'hôtel était encore dans l'état où l'avait laissé la duchesse
en partant de ce monde, sauf que le personnel avait été congédié, â
l'exception de mon oncle, de la femme de chambre et de la cuisinière.
Le duc de Lespar, neveu et héritier de la défunte, les avait engagés
jusqu'au printemps, époque où il avait l'intention de faire une vente et
de louer ce qui n'aurait pas été vendu.
Mon oncle m'installa dans une chambre à un lit, assez confortable,
qu'avait sans doute occupée le cocher, le valet de chambre ou un
domestique quelconque de l'hôtel.
Le lendemain, â déjeuner, mon oncle, me dit : " mon neveu ! vous voilà à
Paris, et cela sans y être appelé ni attendu; j'aimais beaucoup votre
père et c'est pourquoi je suis allé hier vous prendre à la voiture.
N'allez pas croire cependant que je sois disposé à me charger de vous;
pour cela, non, non ; vous êtes ici sans le consentement de personne, eh
bien! voyez, essayez de vous en tirer; tout ce que je puis faire c'est
de vous loger et de vous nourrir pendant. un certain temps.
Je vais vous donner les adresses de la plupart des pays, vous irez les
voir et peut être l'un ou l'autre trouvera t il à vous occuper, mais
quant à moi, je ne peux pas m'occuper beaucoup de vous, vu que je ne
peux pas donner sur votre compte des renseignements aussi bons que je le
voudrais.
Mon oncle, lui dis je, je vous remercie beaucoup de la bonté que vous
avez de m'offrir de me loger et de me nourrir; quand je suis parti
d'Herbeumont, je n'espérais pas tant, car mon oncle Jean Baptiste m'a
dit que, vous ne vouliez pas me recevoir, et que vous ne teniez pas à me
voir.
Je n'ai pas dit ça, me dit il vivement en me coupant la parole; au reçu
de votre lettre, j'ai écrit â mon frère pour lui demander votre âge,
votre savoir faire et votre conduite, et, tenez, voici sa réponse ; vous
verrez ce que M. le curé pense de vous ". Ce disant, il me donne deux
longues et larges lettres portant la date du 17 janvier 1845, dont une
de mon oncle, d'Herbeumont et l'autre de M. Mangin, à cette époque curé
d'Herbeumont et aujourd'hui gros et gras curé de Jamoigne.
Je lus, et ma stupéfaction fut grande!
J'étais un garçon de mauvaise conduite et mon oncle ne devait pas
s'occuper de moi sous peine de se compromettre, tel était en somme le
contenu de ces lettres.
Heureusement que mon oncle, ayant à sortir pour je ne sais quelle
affaire, m'avait laissé à table avec Mlle Henriette, ex femme de chambre
de la duchesse; s'il fut resté là, je me serais trouvé dans
l'impossibilité de lui répondre, et il eût pris sans doute mon silence
pour un aveu.
J'étais comme anéanti et j'avais perdu la conscience de ce que je fesais,
je lisais machinalement sans comprendre et je voyais tourner la salle
autour de moi. Me sentant pris de maux de coeur, je pose les lettres sur
la table et, sors précipitamment pour gagner la cour; Mlle Henriette qui
devinait sans doute le motif de ma brusque sortie, descendit peu après
et m'appela; " je crois, dit-elle, que vous n'êtes pas bien ; vous
feriez mieux de ne pas rester ici, il y fait froid, venez en haut
achever votre déjeuner et vous chauffer. "
Je remontai avec elle et, histoire de lui montrer que je n'étais pas
malade, j'achevai de déjeuner; le coup que j'avais reçu ayant produit
son effet, j'avais recouvré tout mon sang froid : ma résolution était
prise de quitter mon oncle, ne voulant pas le compromettre. Mlle
Henriette qui, pour être vieille (62 ans), ne laissait pas d'être
curieuse, me fit causer et finalement apprit ou devina la cause de mon
trouble.
Vous ne connaissez pas votre oncle, me dit elle; c'est un excellent
homme, il a beaucoup pleuré à la mort de votre père; il l'aimait
beaucoup, il en parlait souvent. A sa mort, il a écrit de suite â son
frère pour demander si aucun de vous ne voudrait venir à Paris, disant
qu'il essaierait de vous placer; mais son frère lui a répondu qu'il ne
devait pas s'occuper de vous autres, que vous n'en aviez pas besoin, que
d'ailleurs vous n'étiez pas du tout aisés à gouverner, et que
probablement vous finiriez mal.
Il s'est fâché tout rouge, puis a récrit en termes très vifs à son
frère, qui n'a pas répondu. Quant enfin votre lettre est arrivée, au
lieu de vous répondre personnellement, il a écrit à son frère une lettre
très serrée ; je l'ai vue, moi, cette lettre. Il lui reprochait de ne
pas aimer sa famille, de se laisser mener par un étranger; il trouvait
mauvais de l'avoir trompé sur les intentions des fils de son frère et
terminait en lui disant de vous envoyer tout de suite. Hier, à la
distribution de 9 heures du matin, il a reçu ces deux lettres qu'il vous
a données à lire; ça m'étonne qu'il vous les ait données, car il m'avait
dit de ne pas en parler, mais il tenait absolument à vous voir ; je suis
sûre qu'il était rue Notre Dame des Victoires plus de quatre heures
avant que vous y arriviez.
Il m'a dit qu'il vous avait bien reconnu lorsque vous êtes descendu de
la diligence, mais il a attendu que l'octroi vous appelle pour votre
malle, afin d'être bien sûr de son fait avant de vous accoster. Il va
revenir bientôt, il est à la messe ; je ne pense pas qu'il croie
beaucoup ce que lui écrit votre curé; autrement il ne vous aurait pas
montré cette lettre là, car je le connais, il est très discret. Ne lui
parlez pas de ce que je vous ai dit et soyez sans crainte, il vous
placera quelque part, car, en définitive, moi non plus je ne crois pas
que vous soyez aussi mauvais garçon qu'ils le disent.
Je remerciai Mlle Henriette de ses bonnes paroles et surtout de la bonne
opinion qu'elle voulait bien avoir de moi ; puis j'attendis patiemment
que mon oncle fut de retour. Il arriva comme j'étais encore occupé à
relire les lettres qu'il m'avait données en déjeunant.
Vous voyez, me dit il, pourquoi mon frère vous a dit que je ne
m'occuperais pas de vous; il sait bien que je ne m'occupe pas de ceux
qui ne le méritent pas; et votre pasteur m'écrit, parce qu'il paraît
qu'il vous a délivré un bon certificat, et il craint que je ne m'appuie
là dessus pour vous recommander quelque hart. Ou est ce certificat ? Le
voilà, dis je, et je remets à mon oncle un certificat de bonne vie et
moeurs que j'étais allé chercher chez le curé deux jours avant de
partir, mais que je n'avais reçu de mon oncle que juste au moment du
départ. Ce certificat était excellent; j'y étais signalé comme un jeune
homme recommandable sous tous les rapports ; et la lettre de ce bon M.
Mangin disait tout le contraire! Eh bien! mon oncle, que pensez vous de
cet homme, qui dit le pour et le contre? Je ne suis pas M. le curé
Mangin, mais je ne voudrais pas faire ce qu'il fait là, ça me semblerait
mal.
Je suis sur maintenant que c'est lui qui est cause que mon oncle
Jean-Baptiste est indisposé contre moi; il vous écrit pour arriver aux
mêmes fins auprès de vous.
Quel but le curé poursuit il ? Quels griefs a t il contre moi ?
Je ne lui ai ,jamais rien lait, c'est peut être pour nous récompenser de
ce que mon père a fait son possible pour l'installer à Herbeumont.
Je fesais allusion à ceci :
En 1838, le curé Benoît, digne curé et digne homme, aimé de tout le
village, fut déplacé par l'évêque malgré tous les efforts que fit
Herbeumont pour le garder. Après être resté trois mois sans curé, la
commune, dont mon père était premier échevin, décida qu'après tout, le
village ne pouvait. pas continuer à rester ainsi ; elle fit appel à
l'évêque, qui choisit M. Mangin, alors vicaire à Bertrix, pour remplacer
M. le curé Benoît.
Il ne s'agissait plus que de l'installer, mais pour cela il fallait
lutter contre tout le village, qui n'en voulait pas; le conseil communal
chargea mon père de cette mission difficile. Il dut accepter parce que
lui seul était assez bien vu clans l'endroit pour oser l'essayer.
L'installation se fit, mais pas sans peine, sans injures à l'adresse du
nouveau curé, ni même sans procès verbaux, auxquels mon père, du reste,
se garda bien de donner aucune suite.
Je dois ici ajouter, à l'actif du curé Mangin, qu'il se montra très
reconnaissant; tant que mon père vécut, ils restèrent amis. A la mort de
mon père, qui resta échevin jusqu'à la fin, M. le curé Mangin prononça
son éloge, le corps présent à l'église. Son discours fut long, fort
élogieux et reconnu mérité par tous les habitants, et surtout par les
ouvriers ardoisiers, qui avaient suspendu leurs travaux et encombraient
l'église pour venir rendre les derniers devoirs à celui qui avait été
pendant dix ans leur directeur; en effet, à l'époque où mon père avait
vendu la moitié de son exploitation à M. Pierlot. celui ci lui avait
confié la direction des travaux intérieurs de toutes ses ardoisières.
Mon oncle de Paris connaissait ces détails et se rappelait fort bien
l'histoire de l'installation du curé Mangin.
Eh bien! soit, continuai je, mettez moi à la porte et que le curé Mangin
soit satisfait; du reste, ce qu'ils vous disent est vrai, je suis parti
sans compter sur vous, puisque vous aviez écrit, à mon oncle que vous ne
tenez pas à me voir; je n'avais non plus pas envie de venir vous gêner;
je venais à Paris comptant m'y placer tout seul et y gagner ma vie ;
pourquoi pas ? bien d'autres le font. Une fois placé et occupé n'importe
à quoi, j'aurais essayé de vous voir. Et tenez! après tout, vous ne
pouvez pas faire autrement que de croire plus ou moins ce que vous dit
le curé Mangin ; vous ne pouvez donc avoir confiance en moi, indiquez
moi une auberge et pour ne pas vous compromettre, comme dit M. Mangin,
je m'en irai.
Ta, ta, ta, il ne s'agit pas de tout cela, me dit mon oncle; je ne suis
pas allé vous chercher pour vous mettre à l'auberge, puis, vous êtes à
Paris ; ici on ne se met pas à l'auberge comme vous le croyez. Enfin, ne
parlons plus de cela. Je vais vous donner les adresses des pays, vous
irez les voir, ça vous apprendra à connaître un peu Paris, vous
entendrez ce qu'ils vous diront. D'abord, attendez que vous soyez ici de
quelques semaines pour vous acclimater, puis après . . . nous verrons.
Ne dites rien aux connaissances à propos de ces lettres, que j'aurais
peut être bien fait de ne pas vous montrer; mais j'ai cru que c'était le
plus court pour vous expliquer ma conduite à votre égard. N'en parlons
plus ; le plus beau démenti que vous puissiez donner à ces lettres,
c'est de bien vous conduire, car venir à Paris et se mal conduire est un
malheur. Vous vous rappelez que votre père n'a déjà pu rien faire de
vous; il a du vous retirer de l'école et vous mettre deux ans en
punition, comme il appelait cela. Il est vrai que vous étiez jeune;
maintenant que vous avez vingt et un ans, il faut espérer que la raison
vous est enfin venue. Eh bien, prouvez le par votre bonne conduite, et
nous oublierons le passé. Comme je vous l'ai dit, vous avez votre
chambre pour la nuit, trouvez vous ici aux repas, nous mangerons
ensemble ; d'ici à quelques semaines, lorsque vous serez fixé sur ce que
vous voulez faire, eh bien! alors . . . nous verrons. En attendant,
voici les adresses dont je vous ai parlé, vous irez vous promener chez
ces gens là, vous verrez ce que c'est que Paris ; mais je vous le
répète, ne parlez de rien à personne, tenons cela pour nous; ce que vous
direz aux gens du pays sera bientôt répété à Herbeumont, et je n'aime
pas qu'on y sache si vite ce qui se passe ici. "
Tout naturellement, je consentis à tout ce que mon oncle voulut.
J'aurais cependant volontiers envoyé cette cabale au diable, mais je ne
connaissais pas Paris, je n'y connaissais personne, j'avais en tout
cinquante huit francs dans ma bourse (j'avais dépensé deux francs
pendant le voyage); d'un autre côté, il y avait je ne sais quoi qui me
faisait aimer cet oncle là. D'abord, il ressemblait tout à fait â mon
père, puis avait la parole douce et vous disait les choses les plus
dures de manière à donner tort à celui qui s'en serait fâché. Enfin
mademoiselle Henriette m'avait dit : c'est un excellent homme, et
j'étais d'autant plus porté à l'en croire qu'à la première vue je
l'avais moi même jugé tel. Donc, je me laissai faire, et à partir de ce
moment, je me conformai strictement au programme que m'avait tracé mon
oncle.
Je passai mon temps à visiter les pays, ceux d'Herbeumont, de Bertrix,
de Cugnon, d'Orgeo, de Ste Cécile etc., mais dans ce monde là, à
l'exception de deux ou trois, je ne voyais que des domestiques, valets
de chambre, cochers, chasseurs ou portiers ; quelques autres étaient
commis, marchands ou employés de chemins de fer.
Au bout de quatre semaines, je les connaissais à peu près tous; je
savais ce qu'ils fesaient, ce qu'ils gagnaient; ils m'offraient à peu
près tous de me trouver une place, mais au bout du compte je ne voyais
rien venir que le fond de ma bourse: il me restait dix francs.
Mon oncle ne touchait jamais la question d'argent, moi non plus.
Il fallut pourtant bien l'aborder.
Je lui dis un jour
" Mon oncle, voilà un mois que je vis à vos dépens, il serait temps d'en
finir; lorsque je vais voir ces Messieurs, par politesse ils me paient
une bouteille, et tout naturellement je paie la mienne. or, je ne
pourrai bientôt plus la payer, parce que ma bourse s'en va, et si je
n'ai plus d'argent, je n'irai plus voir personne, je n'aime pas recevoir
ce que je ne peux pas rendre.
Ah! vous voyez, dit il, comme l'argent s'en va vite et que vous auriez
eu de la peine de vous placer tout seul. Mais, lui dis je, si je n'avais
pas compté sur vous, je serais déjà placé, car l'autre jour, en passant
sur je ne sais quelle place, j'ai vu un groupe d'ouvriers, je suis resté
là un instant et je crois que j'aurais pu trouver à m'employer.
Ah bon ! dit il, voilà maintenant que vous voulez vous mettre manoeuvre
; manoeuvre à Paris ! Vous auriez mieux fait de rester à Herbeumont.
Mais, dis je, faire n'importe quoi est encore mieux que de vivre sur le
compte d'un autre. Quand même je serais manoeuvre, cela ne prouve pas
que je le resterais toujours.
Combien vous reste t il ?
Dix francs.
Eh bien, tenez, en voilà trente, ça vous en fait quarante ; attendez
encore trois ou quatre semaines, puis, je pense que vous entrerez chez
un appelé Dupont, un de rues amis qui tient un magasin rue du Bac, et je
crois que vous serez mieux là que d'être manoeuvre. Que vous êtes enfant
de croire qu'à Paris mener la brouette, ça conduise à quelque chose.
Mais, dis je, cela conduit toujours à gagner sa vie, et c'est tout ce
que je cherche pour le moment.
Comment ! dit il, vous qui sortez du collège, vous ne trouvez pas mieux
pour gagner votre vie que de venir à Paris mener une brouette. ? Si ceux
d'Herbeumont savaient que vous avez eu l'idée d'aller vous embaucher sur
la place de grève car je crois que c'est là la place que vous voulez me
dire ils se moqueraient de vous et ils auraient raison. Et. moi, votre
oncle, je serais honteux d'avoir un neveu qui ne connaîtrait rien de
mieux à faire que cela."
Enfin, il en dit tant qu'il parvint à me fermer la bouche et me faire
baisser l'oreille.
laissons le faire, me disais je ; s'il a autre chose à m'offrir, tant
mieux. Ce qu'il y avait de sûr c'est que j'étais plus gêné que lui, de
vivre à ses dépens, car je ne paraissais pas du tout le gêner; ,je crois
qu'il était plutôt heureux d'avoir l'occasion de m'être utile.
Peu après, un M. Deleau, né à Conque près d'Herbeumont et ancien cocher,
actuellement portier rue Chaussée d'Antin n° 49, vint voir mon oncle et
l'invita à dîner avec son neveu. Nous y allâmes; le dîner se donnait
dans une des pièces de l'appartement occupé par M. Odier, le futur beau
père du général Cavaignac. Les convives étaient nombreux ( seize
personnes ); j'en connaissais déjà plusieurs.
Après le dîner, Deleau dit à mon oncle: " Qu'as tu envie de faire de ton
neveu? Il me semble que tu le tiens longtemps avant de le placer. Ne
saurais-tu, par hasard, qu'en faire? Dis le moi, si c'est ça, moi je
m'en chargerai, mais tu sais, moi je colle à une place ou à l'autre et
puis voilà ; c'est tout ce que je puis faire, mais je le ferai avec
plaisir, du moment qu'il s'agit de ton neveu. Toi, tu peux faire mieux,
voilà pourquoi ,je ne t'ai rien proposé.
Ah ! dis donc ? on m'a dit que M. X. t'avait proposé de sen charger et
que tu l'avais remercié; alors j'ai pensé que tu avais son affaire. A
quoi vas tu le mettre ?
J'ai, dit mon oncle, pris un arrangement avec Dupont que tu connais, et
il entrera chez lui le 15 mars ; il paiera mille francs pour un an ; il
parait qu'au bout de ce temps, un jeune homme gagne aisément dans cette
maison pour se suffire. Après, ma foi, il fera comme les autres, il
tâchera de s'en tirer.
Ah, quant à s'en tirer, dit Deleau, il s'en tirera et plus aisément que
nous, il est instruit, lui, et ceux là ne sont jamais en peine. Te
rappelles tu ? voilà quelque chose comme trente ans, à notre arrivée
ici, que nous étions bêtes ! nous étions bien plus gauches que lui et
nous nous en sommes tirés tout de même.
Oh, dit mon oncle, il s'apprivoise déjà un peu et je pense que s'il
reste un mois de plus chez moi, il pourra se tenir en place.
Aisément, dit Deleau, mais, dis donc, achète lui une autre redingote; tu
vois, la sienne est démodée et les jeunes gens aiment à être proprement
vêtus, il usera celle ci dans son magasin.
Comme tu y vas ! à t'entendre, on croirait que je fais les billets de
banque.
Comment ! non d. D.! toi qui viens d'hériter de la duchesse, toi qui as
des rentes, tu laisserais une mauvaise redingote sur le dos de ton neveu
?
Ah! mais, vois tu, il va déjà me coûter passablement ; il faudra bien
que je lui avance ses frais de l'année, puis que je paie ses mille
francs de pension.
Bast, c'est rien d'ça ; tu sais bien qu'il te remboursera, d'ailleurs tu
as connu le père, eh bien, le voilà, tiens, dit il en me montrant, et
crois moi, je m'y connais.
Pourtant, il parait qu'au pays il était passablement dissipé.
C'est ton frère qui t'écrit cela ? Oui, et puis le curé de l'endroit, et
si tu voyais la lettre, je ne sais pas ce que tu en penserais.
Je n'en penserais rien du tout, dit Deleau brusquement; ces nom d. D. de
bigots vous font un crime de cracher à terre ; ils s'entendent si bien à
salir un homme ! tu sais bien que je ne dis pas cela pour toi, tu fais
ta religion, tu crois que c'est ton devoir, tu fais bien c'est ton
affaire; mais tu sais bien aussi que ton frère est un fanatique dans
toute la force du terme ; il suffit que le curé n'aime pas quelqu'un
pour que ton frère le haïsse c'est comme cela le premier imbécile venu,
s'il a une tonsure, fera de ton frère tout ce qu'il voudra. Lui, vois
tu, ce n'est pas toi, et tu le sais bien. Et d'abord, quel crime a t il
commis, ton neveu? Oh, dit mon oncle, je ne sais pas, tu peux le lui
demander.
Alors Deleau, se tournant vers moi : " Quelle mouche a donc mordu votre
curé, dit il, qu'il ne vous aime pas '? " 4V
Je répondis : il m'a donné un bon certificat, et après cela il a écrit
contre moi à mon oncle, mais je ne sais pas pourquoi.
Ah ça, voyons, il doit avoir une raison quelconque pour vous en vouloir.
Eh bien, la raison, la voici peut être, car je n'en connais pas d'autre
Il y a quatre ans, mon père me donna un poulain pour aller le vendre à
la foire de Florenville. C'était un samedi ; mon poulain n'ayant été
vendu et livré que vers deux heures de l'après midi, je n'avais pu,
étant seul, aller dîner; une fois libre, je vais dîner à l'hôtel
Briquemont. Il n'y avait que du gras à manger et comme j'avais
grand'faim, je dînai tout de même, puis, à Pâques, j'allai me confesser
près de M. le curé Mangin, qui me renvoya sans absolution parce que
,j'avais mangé du gras à la foire de Florenville (rire général). A
partir de ce temps là, je ne suis plus allé à confesse près de M.
Mangin, il m'en a toujours voulu pour cela; voilà la seule affaire que
j'aie eue avec lui ; vous voyez, il m'en veut toujours, il s'opposait à
ce que je partisse pour Paris. "
La société s'était fort amusée de ce récit, fait avec le sérieux que
j'aurais pu mettre à conter le plus grave évènement; mais mon oncle
riait moins que les autres et tout juste ce qu'il fallait pour se donner
une contenance.
Il est peut être à propos que je dise ici que mes deux oncles étaient
très religieux. Ils allaient l'un et l'autre se confesser et communier
cinquante deux fois par an, se confesser le samedi et communier le
dimanche. Par ce simple fait, tout le monde comprendra à qui j'avais à
faire. Du reste, à part ce trait commun, les deux caractères étaient
diamétralement opposés. M. Deleau venait d'esquisser celui de mon oncle
Jean Baptiste d'Herbeumont et, s'il avait peu parlé, il avait touché
juste : le portrait était ressemblant. Quant à mon oncle Jean Jacques,
de Paris, figurez vous le meilleur des hommes, faisant consister son
bonheur à rendre les autres heureux, cela sans s'informer de la religion
qu'ils pratiquaient ni même s'ils en pratiquaient aucune. Il avait
peut-être des ennemis ( quoique je ne lui en aie jamais connu ) mais
pour sur il n'était l'ennemi de personne. Je ne citerai qu'un fait, qui
suffira à peindre son caractère.
Il faut reprendre l'histoire d'un peu haut et remonter jusqu'à l'année
1810. Il était milicien de la levée de cette année, et attendait son
ordre de départ. Mon père, alors à Paris, connaissant son aversion bien
prononcée pour le noble métier des armes, lui envoie son propre
passeport en l'engageant à se rendre â Paris où il espérait le
soustraire aux recherches de l'autorité militaire. Mon oncle part, en
effet, sans prévenir personne, sans mettre surtout la famille dans son
secret, et arrive sans encombre à Paris, grâce au passeport dont le
signalement répondait parfaitement au sien, à une différence d'âge près
de cinq années. Aussitôt arrivé, son pays Deleau lui trouve une place.
Quelques mois après, sa classe est appelée ; il ne se présente pas, il
est considéré comme réfractaire; ses parents déclarent qu'il est parti
dans l'intention de se rendre à Paris, mais qu'ils ne savent s'il y est
réellement, attendu qu'il n'a pas donné de ses nouvelles et que son
frère Joseph, dans ses lettres, n'en parle jamais. C'était la vérité.
Le maire d'Herbeumont n'était pas en de bons termes avec la famille, et
il vit là une bonne occasion de lui faire sentir le poids de son
inimitié. Il fait savoir à l'autorité que la famille Perlot cache son
fils, qu'il en est sûr, qu'un appelé X. . . affirme avoir vu celui ci
dans la maison paternelle pendant la semaine. Sur cette affirmation du
maire, le gouvernement envoya chez le père huit garnisaires à cheval
qu'il fallait nourrir, loger et payer jusqu'à ce qu'on retrouvât le
fils. Or, je l'ai dit, un des bons motifs qu'il avait de ne pas faire
connaître la retraite de celui ci, c'est qu'il l'ignorait ; et, en
attendant, les garnisaires ruinaient la maison. Au bout de quinze jours,
le père écrit à son fils Joseph ce qui se passe, le priant d'envoyer ce
qu'il pouvait avoir d'argent, autrement le bien allait être vendu pour
acheter l'avoine et les vivres nécessaires à l'entretien des
garnisaires, qui d'ailleurs malmenaient la famille. Au reçu de cette
lettre, mon père va voir son frère et la lui montre. Eh bien, dit mon
oncle, il faut rejoindre de suite, mais ce M. X. . . d'Herbeumont n'est
pas un honnête homme, il affirme une chose qui n'est pas ".
Quelques jours après, mon oncle marchait au pas dans les rangs de sa
compagnie.
Il parvint rapidement au grade de sergent major. Il savait lire et
écrire et, dans ce temps là, c'était un crâne celui qui savait lire et
écrire. Il ne parvint pas toutefois à prendre goût au métier ; il le
quitta dès qu'il put, revint à Paris et s'y plaça.
Depuis cette affaire, les deux familles sont restées ennemies. De nos
jours encore, un froid existe entre elles, et beaucoup de leurs membres
n'en connaissent pas la cause.
Vers l'année 1830, un nommé X., très proche parent du dénonciateur, s'en
vint à Paris chercher fortune, plein d'espoir parce qu'il avait quelque
instruction. Il trouva une place, la perdit, et se trouva bientôt sans
argent, sur le pavé de Paris, pavé fort dur pour les gens sans place et
sans argent. Il connaissait l'histoire que je viens de raconter et
n'osait aller voir mon oncle, qui aurait pu le placer. Enfin, à bout de
ressources, il dut s'y décider.
Je répondis : il m'a donné un bon certificat, et après cela il a écrit
contre moi à mon oncle, mais je ne sais pas pourquoi.
Mon oncle l'accueillit, le logea, le nourrit, l'habilla et le plaça. Dès
lors, X. fut en position de se tirer d'affaire, et, de fait, il s'en
tira fort bien.
A mon arrivée à Paris, il était commis dans un magasin en gros. Chose
assez rare, il n'avait pas oublié le service que mon oncle lui avait
rendu. Lorsqu'il apprit que j'étais arrivé et que je demeurais chez mon
oncle, il vint me voir. Je ne l'avais jamais vu, nous fîmes connaissance
ce jour là.
Il me dit : " vous venez d'arriver, vous désirez probablement rester
quelque temps avec votre oncle. han bien, je me mets à votre
disposition, vous pouvez compter sur moi, si toutefois vous avez besoin
de moi ; tout ce qu'il me sera possible de faire pour vous, je le ferai.
"
Je le remerciai en lui disant que j'attendais ce que mon oncle
déciderait.
Quelques jours après, il revint à la charge auprès de mon oncle et
s'offrit à se charger de moi. Mon oncle l'en remercia et les choses en
restèrent là.
Je ne sus qu'il avait fait cette démarche que parce que Deleau en parla
à mon oncle pendant que nous étions chez lui.
En sortant de chez Deleau, je dis à mon oncle qu'il aurait peut être
bien fait d'accepter l'offre de M. X. " Ah, dit il, laissez M. X.
tranquille, je n'aimerais pas de recourir à lui ; il a eu besoin de moi
dans le temps et il m'a trouvé; c'est par reconnaissance qu'il offre de
vous être utile. C'est un bon garçon qui se conduit bien, très bien
même, mais son caractère un peu fier et hautain l'empêche d'avoir des
amis; n'allez pas le voir souvent, car il n'aime pas ça.
Et puis, voyez vous, dans sa famille il n'y avait pas que des honnêtes
gens.
Là dessus mon oncle rue raconte l'histoirequ'on vient de lire.
Mais alors, dis je, mon oncle, pourquoi l'avez vous hébergé? Comment!
dit il, pourquoi ? mais parce que c'était mon devoir, parce que je
pouvais le faire et, pour sûr, il en avait besoin, car je savais bien
qu'il n'avait recours à moi qu'à la dernière extrémité. Ce n'est pas
parce qu'il avait des membres de sa famille qui ne valaient rien, que je
me trouvais dispensé de remplir mon devoir envers lui. Je ne veux pas
avoir de rapports avec ces gens là, c'est vrai, mais ce n'est pas parce
que je les hais, ah non ! c'est simplement parce que je les connais et
rien de plus. Voyez vous, neveu, il faut aimer tout le monde, mais ne
fréquenter que les honnêtes gens. Moi, je ne peux pas en vouloir à ces
gens là parce qu'ils sont méchants; je les évite, voilà tout. La
meilleure vengeance qu'un homme puisse tirer de ceux qui lui ont fait du
mal, c'est de leur faire du bien. Croyez moi bien, j'ai ressenti plus de
plaisir à lui rendre service que ses parents n'en ont trouvé à me nuire
; d'ailleurs, personnellement, M. X. méritait qu'on s'intéressât à lui :
voyez, après quinze ans, il m'est plus reconnaissant que beaucoup
d'autres auxquels j'ai rendu à peu près les mêmes services. Or, quand un
homme garde si longtemps le souvenir d'un service reçu, il est difficile
de croire qu'il n'ait pas d'autres vertus. Si je ne veux pas qu'il
s'emploie pour vous, en voici la raison
Lorsqu'on saurait à Herbeumont que c'est lui qui vous a placé, ses
parents s'en vanteraient partout et ceci ferait peu de plaisir à notre
famille. Non, laissez le, vous dis-je, nous en sortirons bien sans lui.
"
Peu après, nous rentrions à la maison et la chose en resta là.
Une fois seul dans ma chambre, je me mis à récapituler tout ce que
j'avais appris depuis mon arrivée à Paris. D'abord, de mes deux oncles,
la chose était certaine, l'un ne m'aimait pas ; pourquoi ? parce que
j'avais encouru la disgrâce de mon curé ; et ce curé, qu'avait il à me
reprocher? Un délit que j'avais commis à seize ans, délit purement
théologique, dont il faisait un crime et qu'il invoquait pour m'aliéner
mes deux oncles. Le pauvre homme !
Mais non, le pauvre homme était plus sérieux que cela. Il lui fallait
une arme contre moi et il ramassait celle là à défaut d'autre. Il avait
ses raisons pour brouiller les oncles avec les neveux. Il était déjà
parvenu à ses fins à l'égard d'autres neveux, mon tour était venu. Ah
!comme je voyais clair maintenant dans son jeu, à cet excellent prêtre !
Dame ! lorsqu'il y a des oncles rentiers, célibataires et dévots, le
premier devoir du curé est évidemment de séparer les oncles des neveux
afin que le testament soit conforme aux intérêts qu'il a à coeur.
L'église est si pauvre ! et ce n'est pas mal faire, les neveux étant
d'ordinaire des vauriens ; au contraire, c'est une bonne oeuvre et je
crois même que des indulgences y sont attachées.
L'oncle d' Herbeumont était gagné, le fait était constant. Il ne
s'agissait plus, pour le curé, que de conquérir l'oncle de Paris. Or, le
curé, ne le connaissant, pas, le jugeait par celui d'Herbeumont. II
devait donc avoir tout espoir de réussir ; de là, la lettre qu'il avait
écrite et qu'il avait mise dans celle de l'oncle Jean Baptiste, afin
d'inspirer plus de confiance et aussi afin d'économiser les quatorze
sous que coûtait à cette époque le port d'une lettre envoyée
d'Herbeumont à Paris et vice versa. Mais il s'était trompé sur le
caractère de l'homme ; la dévotion n'avait pas éteint chez mon oncle les
autres sentiments ; il aimait sa famille, et le curé Mangin, pour
éloquent qu'il fût, n'était pas de force à lui mettre en tète que son
devoir était de haïr ses parents.
Voilà pourquoi le bon oncle s'occupait de moi en dépit de son frère et
en dépit du curé.